Publié par Gonzaï

MARC DORCEL : père, fils et sein esprit

Au début des 70’s, la France découvre qu’on a le droit de disposer de son corps au jour le jou(i)r. Années 90, le cul devient un business et permet aux vidéo-clubs et chaînes de télé de s’enrichir grassement. 2016, fin des nanas à poil dans Playboy mais un irréductible continue de tenir la Gaule bien haute. Trente-six ans après ses débuts, Gonzaï a passé l’entreprise Marc Dorcel au rayon X.

Nichée dans le résidentiel 15e arrondissement de Paris, la PME familiale Marc Dorcel — père et fils — va bien, merci pour elle. La société de production française possède, depuis dix ans, un développement à deux chiffres et un résultat net d’environ 2 millions d’euros. Vue de l’extérieur, elle ressemble d’ailleurs à n’importe quelle agence de publicité. Murs blancs ou pourpres, plantes vertes, mobilier violet et néons bleus, open space de barbus en t-shirt, et magazines masculins à la machine à café... Tout juste note-t-on l’absence d’enseigne quand apparaît une femme plantureuse habillée stricte patientant pour un tournage. On est loin, très loin du fantasme à la Hugh Hefner. Dorcel, c’est une discrète success story à l’image de son mythique fondateur, pourtant parti de rien.

ORIGINE DU MONDE. Né en 1934 d’un tailleur hongrois et issu d’une famille de résistants bretons, Marcel H. (son vrai nom) est apprenti dans l’ajustage mécanique. Seul diplôme : un certificat d’études. Et la frustration de n’avoir pu entrer aux Arts Décoratifs. “J’étais doué pour la reproduction et les aquarelles. J’ai même illustré des murs à l’école… Aujourd’hui, les tableaux, je les collectionne…” dit celui que les parents ont mis au travail dès 17 ans. Son premier poste ? Dessinateur industriel, puis technico-commercial dans une société de machines à coudre. Parce qu’il veut être son propre patron, Marcel crée en 1965 sa propre entreprise grâce au soutien financier de ses parents : les transports Dorcel, des camions de quinze tonnes spécialisés dans les travaux publics. Marcel/Marc Dorcel : le pseudonyme est choisi par le comptable pour sa sonorité. Sauf que les réparations et l’absence de garage font exploser les coûts et obligent l’entrepreneur à rapidement déposer le bilan.


“J’ai connu les descentes de la brigade mondaine, l’arme au poing…” (Marc Dorcel)

S’en suit la création d’une agence pour chauffeur en intérim : même finalité. Marcel a 34 ans quand arrive Mai 68. Pour lui, les pavés seront roses. Intrigué par les sommes que touche un ami côtoyé dans un café près de la place des Vosges, il se décide lui aussi à vendre des livres érotiques par correspondance. Select Diffusion est né. Marcel en vend trois à quatre par jour, achetés sur les quais de Seine avant d’être revendus. Les titres ronflants, comme Les 69 Joies de l’amour, sont sans réel rapport avec le Kâma Sûtra. “Les pubs indiquaient que c’était érotique mais, en fait, il n’y avait pas grand chose à voir, sauf qu’à l’époque on n’avait rien à se mettre sous la dent !” Jusqu’au jour où un journaliste suisse lui propose un manuscrit, Ursula, écrit avec sa secrétaire. Prévu pour être imprimé à 5 000 exemplaires, plus de 20 000 sont vendus en moins de trois mois. Pour cela, il faut écouler rapidement avant que le couperet de la 17e chambre correctionnelle ne tombe pour outrage aux bonnes mœurs. “Dès la réception du Journal officiel, je le feuilletais pour voir si mes livres étaient interdits d’exposition ou de publicité.” L’astuce pour éviter le tiroir du libraire ? “Changer régulièrement de nom de société, de bureau et d’adresse afin de rééditer l’ouvrage. Une cavalcade sans fin qui faisait penser à la Prohibition. J’ai d’ailleurs connu les descentes de la brigade mondaine, l’arme au poing…” Sur le banc des accusés, Marc joue les chaises musicales avec l’écrivain Régine Deforges et l’éditeur Jean-Jacques Pauvert.

POIDS DES MOTS, CHOC DES... Aux débuts des seventies, l’engouement pour la littérature coquine s’épuise ; on lui préfère les romans-photos érotiques américains qui s’arrachent jusqu’à 140 francs — une somme importante. Marc franchit le pas : “J’achetais des invendus qui venaient de l’étranger par containers. Pour les vendre, il fallait créer des sous-vêtements au fusain sur toutes les photos. Anecdote : un client venait régulièrement avec sa loupe dans ma librairie, à Pigalle. Dès qu’il trouvait deux poils qui dépassaient, il sortait son billet de 500 francs…” Là, Marc — enfin Marcel — se marre. Celui que les magistrats décrivent comme un “proxénète” ou un “dealer” s’apprête à lancer le premier roman-photo en français et en couleurs. Érotique, d’abord. Pornographique, ensuite. “J’avais l’impression d’être un combattant. Et j’ai eu raison de m’entêter ! Beaucoup de choses se faisaient, mais personne n’en parlait. Exemple : le libertinage ne fonctionnait que sur le bouche-à-oreille, dans des appartements, sans que personne ne s’en revendique.”

N’empêche que le cul de l’éditeur n’est pas encore bordé de nouilles. Sa voiture fait un bruit si épouvantable qu’à Pigalle on le reconnaît à trois kilomètres. Coup de bol, c’est en voulant échapper aux interdictions que le patron de Dorcel finit par emménager avec un réparateur de… magnétoscopes. Une idée germe : pourquoi ne pas réaliser des vidéos en même temps que les shootings photos ? Après avoir plusieurs fois refusé, Marc accepte : “Il connaissait mes bouquins et souhaitait s’occuper de la duplication des K7...” Le duo vient de flairer le potentiel : regarder un film à la télévision, dans son intimité, plutôt que dans un cinéma manchot. De quoi anticiper l’émancipation de la pratique. D’autant que la loi du 30 octobre 1975 a relégué le X aux salles spécialisées. En visant une exploitation uniquement en VHS, ses films pourraient ainsi passer outre l’autorisation du CNC… Et être diffusés par un secteur en pleine explosion : les vidéo-clubs.


“Quand le mur de Berlin est tombé, il y a eu un potentiel de casting inimaginable !” (Marc Dorcel)

TOUTES PREMIERES FOIS. Avec un matériel de “faible qualité”, l’apprenti-producteur tourne son premier film, Jolies petites garces, en 1979. Une vidéo porno de 53 minutes tournée en caméra Super 8, avec Marylin Jess, Isabelle Forestier et Piotr Stanislas (recyclés de ses romans-photos). Si Marc Dorcel a encore “honte” du résultat, 5 000 VHS sont écoulées à 500 francs l’exemplaire. Sans rien vraiment connaître à ce “métier”, Marc tient tous les postes : réalisateur, maquilleur, habilleur, voire même musicien… “J’ai fait un synopsis sur trois pages. Un homosexuel m’avait loué son appart raffiné à Pigalle et mon photographe, qui n’avait jamais tenu de caméra, a fait le cadreur.” La concurrence est un désert, le public n’est pas exigeant. Le film, dont le budget n’a pas dépassé les 20 000 francs, a généré, selon Stratégies, près de 1,5 million de recettes.
En dépit de son titre, la deuxième tentative intitulée Les Mauvaises Rencontres commence à intéresser les professionnels. Là encore, même principe : un film et un roman-photo pour toucher l’ensemble des consommateurs. “J’ai fait ça pendant quatre ou cinq films, mais la production des romans doublait le budget !” Exit les romans, donc. Et passage de la caméra à son ami Michel Ricaud, lui-même ex-éditeur de revues érotiques. La marque Dorcel est lancée.

Reste un barrage psychologique : se rendre dans un sex-shop pour acheter l’objet du scandale. En 1984, une nouvelle révolution va booster le business de Marcel. La jeune chaîne privée Canal+ programme, chaque premier samedi du mois, la fameuse séance cryptée. Après pas mal d’hésitations (“J’avais peur que les vidéos-clubs m’en veuillent…”), les productions de Marc Dorcel vont s’y faire une place de choix… Et c’est le début de l’eldorado : pas d’interdiction (hormis la vente aux moins de 18 ans) et sentiment de conquête d’un continent vierge. Avec l’explosion de la demande et la démystification du secteur, Marc devient un notable avec même des VRP en costumes tout se défendant d’avoir œuvré pour. “Imaginez, on parle désormais d’un Dorcel comme on parle d’un frigo…” Marcel a les yeux bleus emplis de fierté. Il a fait tomber des murs. Et pas qu’un seul. “Quand celui de Berlin est tombé en 1989, il y a eu un potentiel de casting inimaginable dans les pays de l’Est ! Là-bas, pas d’éducation judéo-chrétienne. C’est un travail d’appoint comme un autre. D’autant qu’une journée de tournage correspondait à un mois de salaire hongrois...”


Dorcel aime Mozart et partir en week-end à la mer” (l’attaché de presse de l’entreprise)

CUL(TE) DU SECRET. Philippe Vandel (premier présentateur de l’émission Le Journal du hard sur Canal+), Ovidie (ancienne actrice-maison, devenue notamment réalisatrice), Agnès Giard (journaliste spécialisée à Libération), Maïa Mazaurette (consœur de GQ) ou encore — pour ne citer qu’eux — Stephen des Aulnois (rédacteur en chef du Tag parfait, revue consacrée au genre)… Tous ont décliné nos demandes d’interviews. “Pas notre génération” pour les uns. “Homme trop discret” pour la plupart. Si la vie de l’entrepreneur est connue, l’homme a toujours caché sa vie privée. À commencer par son véritable nom, révélé par l’émission Capital de M6 (et visible sur Wikipédia) qu’on nous a soigneusement demandé de taire. Pour Grégory, son fils et actuel dirigeant de la société, son père a toujours considéré que “c’était une activité hors-normes qu’il ne fallait pas dévoiler. On ne le fait qu’avec ceux en capacité de comprendre. Heureusement, Dorcel a toujours été un nom sympathique”. Ce prête-nom, Gregory ne l’a utilisé qu’en de très rares occasions, comme pour obtenir une table au restaurant… “Rien de plus”. Une vraie revanche pour le padre. “Avec ce nom, je voulais donner l’impression que l’on connaît le dirigeant. C’est d‘ailleurs celui que j’utilise à 80 % parce qu’il est sur mes papiers. Ironie de l’histoire, et après avoir été conspué, il est devenu tendance. Pour preuve, beaucoup d’associations d’étudiants veulent nos goodies…” C’est là l’une des rengaines du producteur : avoir été comparé au Diable puis connaître la réhabilitation. Mais justement, est-il croyant, ce Marc Dorcel ? Après un long silence pourtant lourd de sens, il lâche : “Je n’ai jamais moralisé le sujet.” Reposée deux fois, la question restera une impasse.

C’est en interne qu’il faut donc se tourner pour avoir quelques pistes sur sa personnalité. Pour Hervé Bodilis, réalisateur multi-primé en contrat d’exclusivité depuis 2003, le fondateur n’est pas “un mondain”, même s’il aime parfois aller “au théâtre ou à la Fiac”. Même discours chez l’égérie Anna Polina, évoquant quelqu’un de “doux, gentil et timide” ou chez son attachée de presse et complice depuis 30 ans, Marie-Laurence de Rochefort : “Marc n’est ni libertin, ni dragueur. Il aime Mozart et partir en week-end à la mer. Et est encore surpris de devoir signer des autographes.”
Son fils évoque une enfance bourgeoise où l’oisiveté n’était pas permise malgré le caractère rêveur et contemplatif de son père. Lui n’a jamais été autorisé à voir les films de l’entreprise. Seulement les effets spéciaux, à 12-13 ans, qui rendaient fier son paternel… Le reste ? “Ce n’est pas pour les enfants”, lui avait-il dit. Comme une frontière étanche. Tellement que la reprise de la société ne passera pas par les voies naturelles : “Je pense même qu’il ne le souhaitait pas. Ce fut un hasard, par l’absence d’opportunités extérieures.” Quant à la mère de Gregory, Marc Dorcel en a divorcé il y a une vingtaine d’années, enchaînant depuis avec quelques copines. “Mon père est du genre stable”, précise le fils, lui-même marié.

Insistant régulièrement sur sa libido normale et son absence de frustration, le père Dorcel évoque l’émoi des pin-ups américaines aux longues jambes, du type Gil Elvgren. Sa première fois ? “À 17 ans. Une fille dans une fête foraine, draguée avec des copains.” Un an auparavant, il avait eu la gorge serrée en réussissant à mettre la main où il ne faut pas... Premier scoop : le pornographe est plus pudique qu’un ado d’aujourd’hui. Le deuxième : c’est un passionné de la Seconde Guerre mondiale : “J’ai même monté une société de distribution (Fortitude) pour revendre des programmes anglo-saxons traduits en français.” Pour lui qui a connu la guerre, est-ce là aussi une sorte de Madeleine de Proust ? Nouveau silence.


“J'ai même emprunté des sous-vêtements à ma femme pour rhabiller des actrices…(Marc Dorcel)

MA PETITE ENTREPRISE... Aujourd’hui, si le fondateur réfute toute idée de retraite, il n’assiste plus aux tournages depuis une dizaine d’années. Pour le réalisateur Hervé Bodilis, Marc conserve malgré tout “une vision personnelle, orientée sur le public et refusant les scènes gratuites. Il m’est donc déjà arrivé de lui demander des conseils sur l’éclairage ou un scénario.” L’employé le compare à Yves Saint Laurent se promenant régulièrement dans les rangs de sa maison de couture. “On donne beaucoup pour notre contenu, sans véritable baromètre. Marc joue ce rôle de boussole...” Dorcel, lui, préfère insister sur sa déontologie : “En tant que producteur, je ne me suis jamais arrogé de droit de cuissage. En cela, le X est beaucoup plus sain que le cinéma traditionnel !” Renseignements pris, on lui rappelle qu’il lui est, a priori, déjà arrivé de craquer. “C’est vrai… Mais dans le respect de ce que la jeune femme voulait !” Question d’éthique ? Sans doute. Et pour cause : lorsque l’on souligne l’absence de défauts du fondateur dans la bouche de ses salariés, Hervé lui prête sans mal “un perfectionnisme et un franc-parler désarmant”. Il assume : “Cette exigence, c’est mon côté artisan.” Son fils confirme avoir un père dur en affaires.

Qu’en est-il de son confrère américain, Larry Flint (Hustler) ? “Vu il y a une dizaine d’années, à l’hôtel Georges V de Paris. Très bonne soirée ! Nous étions entre géants industriels, pas entre concurrents. Ça ne veut pas dire que l'on se tape désormais sur le ventre...” Reste que, si l'entreprise Dorcel mise encore sur le “porno chic” — le fils ayant remplacé les tournages dans les châteaux par des villas bling-bling —, il faut lutter contre le semi-pro Jacquie et Michel (entreprise française, créée en 99, qui engrengerait
environ 10,5 M€) ou YouPorn (“Des Libanais ne respectant pas les droits d'auteurs et dont on fait pourtant la promo à la télé.”, nous rappelle-t-on) et une multitude de sites de streaming hébergés dans des paradis fiscaux. Pour Marc Dorcel “il y a une escalade ! Nous, nous payons nos acteurs et fournisseurs. Et, étant donné que nos images sont aussi vendues aux chaînes câblées, on ne peut pas faire de films trop violents. Nous filmons seulement des fantasmes...” D'où l'importance de la lingerie, des contrastes sociaux (la beurette et le bourgeois) et d’une certaine vision hétéro-normée… Lui se voit comme le dernier des Mohicans placardé. C’est même à contrecœur qu’il a consenti aux gros plans, aux sodomies, puis aux éjaculations faciales, “à cause de la demande.” Tout comme il s’est désolé de la disparition progressive du poil (“imposée par les Américains et les Allemands”) ou de la taille disproportionnée des sexes. “On voulait seulement que cela fonctionne sur commande...” Un paradoxe de taille quand on a contribué à faire connaître Rocco Siffredi, en 1984. Mais pas tant que cela si on considère que Marc Dorcel a toujours voulu se rapprocher du cinéma traditionnel, avec stylistes et décors réalistes... “J'ai même emprunté des sous-vêtements à ma femme pour rhabiller des actrices !” Faut-il ainsi voir ses productions comme des films d'auteur ? “Techniquement, oui : il y a une démarche artistique. Mais n'allez pas répéter ça, hein. On va croire que le vieux débloque !”

À son fils, à qui l'on demande ce qu'il faudra retenir à la mort de son père, Gregory répond sans hésiter : “La disparition d'un maître artisan. Et donc, pas du pape du porno français ? “Ah ah, ce serait vraiment salaud pour le pape…”



Vers une accélération de la censure dans le porno ?
> L'avis du vice-président média de Dorcel Vision

 

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