Streaming : assassin ou soutien de la musique ?
Près de quatre internautes sur dix utilisent des services d’écoute de musique en ligne. Or, si la moitié d’entre eux sont abonnés à une formule payante, les artistes se plaignent malgré tout des faibles revenus qui en sont issus. La faute à qui ? On a reposé la question.
BRUNO BOUTLEUX
Directeur-général adjoint de l'Adami
« Le streaming est un outil formidable, grâce à son format nomade et son absence de délai. C’est pour cette raison que le partage des revenus doit être optimum, sous peine de voir les artistes raccrocher. Sur un abonnement à 9,99 € / mois, celui-ci ne touche que 0,46 € ! À titre de comparaison, il gagne 100 € pour 14 passages radio, à la centième vente d’albums… ou au bout d’un million d’écoutes en streaming gratuit.
On sait que le CD et le téléchargement sont en recul. Le streaming sur abonnement sera donc le modèle dominant. On sait aussi que les plateformes font leur travail de redistribution... C'est surtout une affaire entre artistes et producteurs ! C'est pour cette raison que nous souhaitons que la loi encadre cette partie. Or, le gouvernement a reculé et ne souhaite pas (encore ?) légiférer.
Je ne peux pas me faire porte-parole des producteurs. Je sais cependant qu'une partie (seulement) de leurs raisons n'est pas valable. Beaucoup de revenus sont calculés sur des bases de contrats créées dans les années 60... Pourtant, la dématérialisation coûte moins cher qu'un disque physique, tant en fabrication, en diffusion qu'en gestion des invendus. Donc les marges sont plus importantes !
Attention, les artistes ne sont pas des employés. Ils sont associés aux producteurs... Alors oui, certains refusent le streaming (Cabrel, Goldman...), mais seulement parce que le bras de fer peut être équitable ! Ne nous trompons pas : si les artistes sont déçus du streaming, ce n'est pas sur le plan technologique.
Des discussions sont également en cours à l'échelle européenne (beaucoup de nos lois sont des adaptations) et nous questionnerons, sur ce sujet, les candidats à la présidentielle. La France, pionnière en matière de protection des droits d'auteur, a une carte à jouer. L'Espagne et la Hongrie ont déjà légiféré. Aux États-Unis, ce sont les revenus des webradios qui sont partagés à 50 / 50. Je reste confiant : la raison finira par l'emporter. »
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JORAN LE CORRE
Booking et management chez WART
« C'est un modèle qui marche surtout pour les gros. Bien sûr, beaucoup ont mis en place une visibilité basée sur la gratuité avant de changer de modèle à l'arrivée du succès...
Pour mes groupes (Jeanne Added, Rocky, Sexy Sushi…), je ne regarde pas les ventes de disques... Ni les chiffres d'audience sur le streaming ! On essaie d'orienter les projets sur le live. Et puis, il y a un problème d'embouteillage. En octobre 2016, il y a eu plus d'une centaine d'albums sortie la même semaine... Comment exister ? Le premier album est souvent aidé... Parfait. Jamais le deuxième ! Là où, justement, tu as besoin de donner de l’avenir à ton projet... C'est pour ça que c'est un cap si difficile.
Alors, on pourrait orienter entièrement un groupe sur le live... Oui, mais tout dépend des scènes ! Il existe encore trop de territoires et de festivals comme les Vieilles Charrues ou le Main Square qui ont besoin d'un support physique. Le problème vient de là : vérifier qu'il y ait une pulsion d'achat. C'est cruel ! Exemple chez nous : Salut C'Est Cool s'est fait connaître grâce au streaming. OK. Mais le groupe n'a été pris au sérieux qu'après leur signature chez Barclay…
Donc, oui, le streaming peut être une source de revenus, mais c'est surtout pour se faire connaître. C’est comme apparaître sur une compilation ou pratiquer du téléchargement libre dans le but de ramener des auditeurs vers un support physique. Les ventes de CD, bien qu'effritées, restent importantes en France et en Allemagne. Sans doute parce que chez nous, contrairement aux États-Unis, ils nous restent encore quelques disquaires... »
DAVID EL SAYEGH
Secrétaire général de la Sacem
« Il n’y a pas qu’une forme de streaming, mais plusieurs, avec différents modèles et différents revenus : le payant (ex. : Apple music) avec un accès sur abonnement ; le freemium (ex. : Deezer), du gratuit avec publicité – ou sans, grâce à une formule payante ; le bundle (ex. : Orange) avec abonnement inclus dans une autre offre (forfait téléphonique, chaîne privée) ; et le gratuit (ex. : YouTube).
Le modèle payant est vertueux. Son seul défaut est qu’il nécessite beaucoup d’audience. Actuellement, même si certains sont sur de l’offre groupée (bundle), cela concerne 3 millions de Français. Le freemium n’est pas avantageux, mais c’est déjà un premier pas. Quant au gratuit, nous ne sommes pas contre (il a toujours existé), mais il pose question, notamment en raison du peu de fiabilité des outils d’identification de contenus et sur la qualité, souvent équivalente aux versions payantes.
Ensuite, et pour simplifier, plusieurs structures peuvent percevoir des revenus directement des plateformes : les sociétés de droits d’auteur (ex. : la Sacem), les labels et les droits voisins (ex. : l’Adami). Or, comme au foot, les artistes ont tous des contrats différents ! On ne peut donc pas faire de généralités... D’ailleurs, notons que les rémunérations ont progressé, même si elles restent en-dessous des espérances. Et que si les plateformes reversent 72 %, ce n’est ni trop ni pas assez. C’est ce que donnent aussi les structures générant du CD. Deezer et Spotify font très bien leur travail !
Ce qui demande surtout à être clarifié, c’est le statut de plateformes vidéo comme YouTube ou DailyMotion. Elles doivent être, à l’échelle européenne, considérées comme des hébergeurs responsables de leurs contenus (et donc taxables). Ce serait déjà un premier levier. Quant au partage des revenus, et au-delà d’accords collectifs, ce n’est pas au législateur d’intervenir : il n’y a plus de marché monolithique. On est dans le 360 °, passant d’un marché basé sur l’achat à celui centré sur l’accès. L’enjeu n’est donc plus d’être ou ne pas être sur ces plateformes, mais comment… Au cas par cas. »
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ALEXIS DE GEMINI *
Directeur général France de Deezer
« Quand Deezer se lance, en mars 2007 (ou Spotify, un mois plus tard), l’industrie est en pleine crise : explosion du piratage, chute des ventes de CD… Depuis, la filière a repris des couleurs et un nouveau modèle économique a vu le jour.
Fort de notre 1,5 million d'abonnés, nous sommes leader en France avec 55 % de parts de marché. Deezer est une société française qui appartient à des investisseurs français et étrangers, dont les deux principaux sont Orange et le Franco-Britannique Access Industries. Nous employons 500 salariés dans le monde, dont 340 à Paris.
En 2015, nous avons dégagé un chiffre d'affaires de 193 M€, dont près de la moitié en France. Mais Deezer perd de l'argent. Nous reversons 72 % de nos recettes à l'industrie musicale... Ce taux est trop important, car il ne nous permet pas de dégager des marges suffisantes. On ne peut pas dire que le streaming, et donc Deezer, est l'avenir de la musique et ne pas nous laisser nous développer ! Il faut trouver un équilibre, car nos actionnaires ne pourront pas éternellement financer le nouveau business model des majors. Avec le risque de voir le piratage reprendre de l'ampleur...
En 2015 toujours, nous avons reversé 144 M€ aux producteurs, maisons de disques et sociétés de gestion des droits d'auteurs, dont la plus importante est la Sacem. Ce sont eux qui ont en charge la répartition en fonction du nombre d’écoutes. Nous considérons donc que nous rémunérons très bien la musique. »
* Propos issus du Parisien (9/05/16). Contactés à plusieurs reprises, YouTube et DailyMotion n'ont également pas souhaité donné suite à nos sollicitations.
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Nouveaux modes de consommation
* 7 internautes sur 10 consomment légalement de la musique
* 1/3 des 16-24 ans utilisent un service payant (+ 20% en 1 an)
* 55 % écoutent depuis un smartphone
* 3 internautes sur 10 piratent depuis YouTube et SoundCloud
Étude Ipsos 2016 (États-Unis, Japon, Allemagne, Royaume-Uni, France, Italie, Espagne, Suède, Brésil, Mexique, Canada, Corée du Sud, Australie) sur un échantillon de 13 à 64 ans.