NO ONE IS INNOCENT Les raisons de la colère (2/2)
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Le déjeuner fini, la troupe repart sur scène. L’exercice a beau être une éternelle répétition, l’intensité étonne : personne ne semble retenir ses coups.
16 h : pause goûter. Les peaux sont exsangues et les corps commencent à tomber. L’occasion de grignoter un morceau dans les loges. Et cette question qui nous taraude depuis notre arrivée : le hip-hop est-il devenu le nouveau vecteur de la révolte ?
Shanka : « Je ne crois pas. Tout d’abord, parce qu’il existe plus de rockeurs voulant se rapprocher du hip-hop que l’inverse… Ensuite, parce que la forme de hip-hop actuel (en tout cas celle dominante), ne vise pas cette approche. Ils sont évidemment dans l’entertainement. Nous, nous sommes la génération NTM, Assassin, Kery James, Cut Killer… Nous avons été habitués à une autre forme de contestation… »
Les zadistes face à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, Nuit Debout, les élans d’entraide envers les réfugiés, les jeunes militants de La France Insoumise… Sentent-ils que la révolte gronde malgré tout ? « Quelle révolte ? Les gens sont attirés par la nouveauté, mais pour quel résultat ? Le conformisme ! Aujourd’hui, Emmanuel Macron, comme le hip-hop, c’est la forme sans le fond. Une passion vintage pour l’imitation... »
Kemar : « Toutes ces affaires et cet argent qui circulent dans un cercle restreint… On se croirait dans les années 80, mais sans la drogue... Ça manque de déconne ! D’épaisseur ! C’est bien ce retour aux synthés, hein. Mais, là aussi, on tarde à voir arriver une cold wave qui viendrait perturber le bordel. »
Shanka : « Dans les années 80, les artistes (Madonna, Michael Jackson, Mylène Farmer…) imposaient leur vision… Al Jourgensen [le chanteur du groupe de metal indus Ministry] envoyait tous les jours son sperme à son label qui tardait à lui verser ses royalties... Il a rapidement été payé ensuite… (rires) T’imagines ça, maintenant ? Non ! La jeune génération est habituée à l’obédience et Big Brother empêche le lâcher-prise ! À cause des réseaux sociaux, t’as peur que ton patron tombe sur ta photo le lendemain… Puis, n’oublions pas que si Internet comble ce besoin d’être aimé, cette quête du collectif reste individuelle. Or, le marketing sait mieux que quiconque exploiter ce type de failles… »
Kemar : « Il y a aussi la peur du fight physique ! Avant, ça manifestait à la barre à mine... Aujourd’hui, c’est quand même rare de se faire planter à Paris... Non, mais c’est vrai ! J’ai connu un autre Paris, hein. Mais n’allons pas nous plaindre : on a la chance d’avoir la musique pour être en colère. »
Shanka : « C’est pour ça que l’on est assez d’accord avec Stupeflip quand il chante « Moi ma rage, j’la fous pas n’importe où. J’en fais des chansons » [“La Menuiserie”]. Même si on a été ex-trê-me-ment déçus, mais vraiment, quand il a affirmé que le rock était mort depuis 94 et que seul le hip-hop blablabla… La voilà, la résignation ! Déjà, un style n’est pas un être vivant. C’est une idée. On ne tue pas une idée ! On l’étouffe, on la contrôle, on la censure, on l’influence… mais on ne la tue pas. Ensuite, demain mérite que l’on se batte aujourd’hui. »
Pourquoi avoir appelé le dernier album Frankenstein ? On imagine sans mal que c’est à cause de la morale du livre de Mary Shelley [qui veut que le créateur soit aussi condamnable que la créature] ? Si Shanka avoue être en train de le lire, et découvrir au passage la modernité de l’ouvrage publié en 1818, Kemar, lui, s’enthousiasme : « Nous sommes évidemment plus dans la critique du créateur que de la créature. Plus à pointer la responsabilité des Alliés ou des Russes que celle de Daesh – qui sont aussi des monstres, hein. On tient juste à souligner la différence entre causes et conséquences… Par exemple, Trump est une création. Un monstre. Or, les monstres ne naissent pas de nulle part : ce sont les gens qui les créent… »
Shanka : « Et Macron ? C’est un CEO [PDG] compétent, plus qu’un leader avec une vision de la société. Il a seulement été plus stratège que les autres… C’est la preuve flagrante que les politiques ont été remplacés par les économistes. Mais c’est comme au casino : la banque gagne toujours ! On va te pendre, mais on te vante avant la qualité de la corde et le fait d’être sur un piédestal… On attend d’ailleurs toujours une vraie opposition, mais je crains – encore une fois – que la colère ne soit sous contrôle… De toute façon, la conclusion, c’est que les gens travaillent pour un système qu’ils ne comprennent pas. »
Kemar : « Un public, ça s’éduque… »
Shanka : « Ça dépend comment. Quand Indochine projette la tête de Boutin pendant ses concerts, c’est vraiment tirer sur l’ambulance ! Elle représente quoi maintenant ? Laissez-la en retraite… Par contre, quand Roger Waters [ex-Pink Floyd] ou Massive Attack se positionnent… Là, je dis oui ! »
Kemar : « Il faut surtout se méfier des types qui dénoncent, mais sont aussi – comme par hasard – la solution… C’est pour ça que, dans l’album, on précise « Rien à vendre. Tout à défendre ! » [“Teenage Demo“] Même l’après-Bataclan est devenu un événement culturel pop... Tu le crois, ça ? Avec Julien Doré qui chiale au piano ? Non merci ! Nous, au moins, on dit ce que l’on pense ! On est engagé, hein, mais pas militant… Allons, on a décapité un roi, ici. Ce n’est pas rien ! Nous avons des stigmates à ré-ouvrir… »
En traitant tous les sujets sur un même plan ? « Il y a des thèmes où le cynisme ou l’humour prennent le dessus ; où le frontal serait improductif… La religion, par exemple ! La religion, ça se prend en missionnaire et puis c’est tout », claque-t-il dans un clin d’œil, avant de remonter sur scène.
19h : On laisse techniciens et musiciens continuer à s’affairer dans l’obscurité. Au moment des départs chaleureux, ne restera alors qu’un doute en suspens : si « personne n’est innocent », que peut-on reprocher à No One ? À part viser une salvatrice épidémie de rage, on cherche encore...