NO ONE IS INNOCENT Les raisons de la colère
Alors que leur 7e album studio sortait fin mars, on a assisté en exclu aux préparatifs de la tournée du groupe. Puis discuté avec ses deux têtes pensantes, fortes en gueule : son chanteur (Kemar) et son lead guitariste (Shanka). L’occasion de faire le point sur Emmanuel Macron, Donald Trump, le Bataclan, la religion… ou encore le génocide arménien.
Assister au filage de la tournée d’un groupe est toujours rare. Normal : le timing est souvent restreint et le doute encore permis... C’est en effet à cette étape que se peaufinent en conditions réelles les derniers réglages son et lumière (voire le jeu de scène).
Ici, dans cet espace-temps et ce lieu restreint, s’acquièrent les réflexes et automatismes qui permettront, sur la route, de mieux s’en libérer. On peut donc comprendre qu’un groupe puisse préserver cette intimité, afin de se présenter sous son meilleur jour : il y a en effet nécessité à se recentrer, expurger les derniers débats. En seulement trois jours (intenses), les compromis feront ensuite office de tables de lois… Mais ce serait mal connaître No One. Si le dialogue a toujours été franc avec le dernier des Mohicans du rock contestataire des années 90, c’est bien parce que la parole est assumée et qu’il n’y a rien à cacher.
Alors direction La Belle Équipe (Grenoble), un des plus beaux clubs de France. Sur place, la neige ralentit nos rythmes. Il est 11h et les corps se concentrent sur les tâches élémentaires. Il faudra attendre l’arrivée dans le hall d'entrée pour que les sens refonctionnent, comme une machine qui redémarre et remettrait à jour ses processus. D’abord les oreilles : à travers l’épaisse porte de la salle de concert, on y devine leur tube “La Peau”, dont le volume sonore impressionne. De quoi nous happer irrésistiblement vers l’intérieur de cette cathédrale sonore plongée dans l’obscurité. Cette voix, c’est le premier élément qui fait sens. Un timbre resté en place, caractéristique. Sorte de vecteur nasillard qui frôle la rupture et raclé jusqu’à l’os.
Puis vient le visuel, une fois habitués à la pénombre : le crâne glabre de Kemar, les poings serrés, les yeux fermés et sa jambe qui trépigne à chaque montée. Quand ce n’est pas son doigt qui marque le rythme... La morphologie du chanteur est restée figée depuis 24 ans, plus nerf que muscle, facilitant la madeleine de Proust. Devant nous se joue le sursaut d’une époque où leur rap-metal hexagonal squattait les ondes – toutes les ondes – aux côtés de Lofofora, Oneyed Jack, Mass Hysteria ou Silmarils pour donner matière à écouter ou penser.
Pendant que les morceaux s’enchaînent, le chef de meute se met parfois sur la gauche, observant son armée alignée en devant de scène... Les techniciens simulent les chœurs ; on règle le volume des samples ; on teste les nouvelles introductions… (D’abord la batterie, puis la basse qui démarre au bout d’une mesure ? Le changement d’instrument est-il assez rapide ?) On assiste silencieux au travail du garagiste, le nez dans le moteur, réglant le doux bruit de sa mécanique.
Puis vient l’heure des décomptes : sans dialogue avec le public, le set dure 54 min. Faut-il être plus interventionniste et didactique afin de marteler le message ? Provoquer l’interaction, au risque de casser la dynamique ou rester sec, dans l’énergie, pour maintenir le sentiment d’urgence des textes ? Pause... Le débat se poursuivra après manger.
À les réécouter, on avait (presque) oublié à quel point la musique de No One Is Innocent est à ce point chahutée par les breaks et les montées explosives [ndlr : le répertoire mis bout à bout, les évidences surnagent]... et presque sous-estimé que les thèmes politiques abordés (le Front National, la politique étrangère américaine, Charlie Hebdo, le djihad…) ou leurs anciennes collaborations (les groupes de rap EJM, Timide et sans complexe, l’écrivain Maurice G. Dantec avant sa droitisation…) les inscrivaient davantage dans le mouvement des protest songs américaines, que du côté de la pop-rock française... Des cas à part. Il faut dire que leur précédent titre “Silencio“ (et sa basse en intro) comportait déjà de taquines similitudes avec le son de Rage Against The Machine. Ça tombe bien : No One reprenait jusque-là sur scène leur “Killing in the name”, sans avoir à rougir. Pour la prochaine tournée, ce sera “Bullet in your head”…
Un choix non fortuit pour Kemar, sur la forme comme sur le fond : « J’ai vu RATM au moins 6 ou 7 fois. D’ailleurs, à Bercy en 2008, quand ils ont fait sauter leur limitateur [ndla : un appareil de mesure du son qui met en sourdine le concert si vous dépassez les seuils autorisés], j’y ai vu un acte de bravoure ! Ça, c’est du rock ! On s’en fout, on y va… Nous, ça nous est arrivé deux fois... Il faut trois minutes pour que les machines se relancent… Trois minutes hystériques avec la foule aux aguets… Et quand le son revient ? C’est piiire ! »
Alors, bien sûr, les Californiens ont beaucoup compté pour Kemar… Tout comme The Stooges d’Iggy Pop et tant d’autres aux esprits de souffre : « Ça change ta façon de voir le monde ! T’essaies de comprendre ce qui les a amenés à penser, écrire, chanter et jouer comme ça. À réfléchir comment toi-même tu t’impliqueras dans ces combats. »
Le guitariste Shanka – plus jeune – exclue d’emblée le « débat entre vieux cons », car « avoir une conscience n’a pas d’âge... D’ailleurs, nous vieillissons très bien. (rires) Il n’y a pas de toxicos ou d’alcoolos dans l’équipe… Nous faisons la fête, bien sûr, et pratiquons quelques interdits, OK, mais sans systématisme… » Qu’est-ce que changent les années supplémentaires, alors ? « Nous faisons de moins en moins de compromis », sourit-il.
Kemar complète : « On a surtout pris conscience que le groupe était très animal ! Des fois, l’un d’entre nous dit “Ce soir, j’y vais relax”... À chaaaque fois, au bout des premières notes, t’oublies les promesses balancées 5 minutes avant de monter sur scène... Le corps se sépare de l’esprit, c’est dingue ! Ça tape directement dans les tripes avec l’impression que ce sera notre dernier concert... Même lorsque l’on crée en répétition, je dis aux gars “Faites-moi bouger !” »
En parlant de mouvement des corps, n’allez pas charrier le physique taillé au couteau de Kemar. Il vous rétorquerait du tac-au-tac en vannant votre future quarantaine bedonnante. Comme un boxeur travaillant continuellement son jeu de jambe, prêt à piquer. [ndla : d’où l’hommage à Mohammed Ali dans l’album ?] À croire que la colère est un moteur… D’ailleurs, n’est-ce pas Rage Against The Machine qui scandait « Anger is a gift » (« La colère est un cadeau ») dans son brûlot “Freedom” ?
Le chanteur s’explique : « Je suis juif et arménien. Bam ! Double génocide... que l’on m’a donc beaucoup raconté et, je le crois, avec une grande justesse… Bref, l’injustice me parle ! Ça ne m’empêche pas d’être lassé par cette diaspora qui tente de faire reconnaître le génocide arménien sans jamais n’y avoir été... Sur place, les gens s’en cognent ! Ils veulent surtout manger… » Il marque une pause. Avant de reprendre : « Hum… Bon. Il y a le souci des Azéris, hein [ndlr : des musulmans chiites vivant principalement dans le nord-ouest de l’Iran et s’étant opposés à l’Arménie]. Ça, c’est contemporain ! Mais que Macron abonde dans le sens des Turcs ou non n’est pas ce qui m’intéresse le plus. En 94, si nous avions évoqué le génocide arménien dans la chanson “Another Land”, c’est surtout parce que personne n’en parlait. Aujourd’hui, tout le monde sait… »
Shanka : « C’est toute la difficulté d’écrire sur ces thèmes… Mais l’intemporalité d’un morceau – le Saint Graal de tout artiste – ce n’est pas seulement le texte ! C’est aussi la musique... Si Johnny Clegg a moins fonctionné après l’Apartheid qu’il dénonçait dans ses chansons, c’est aussi parce que son style n’a peut-être pas su se renouveler. Or, je n’ai pas l’impression que ce soit notre cas… »
Kemar : « Et puis, nous ne sommes pas le supermarché de la colère, ni en n’avons le monopole ! Mais parfois, et même dans ma vie perso, je m’interroge effectivement sur les raisons de la colère ! Mais je n’ai en tout cas pas l’impression d’être plus vénère qu’un mec qui défend son emploi, hein. »
Shanka : « Je crois que c’est une question de caractère avant tout. Du choix d’être spectateur ou acteur. »
Le déjeuner fini, la troupe repart sur scène. L’exercice a beau être une éternelle répétition, l’intensité étonne : personne ne semble retenir ses coups.
16 h : pause goûter. Les peaux sont exsangues et les corps commencent à tomber. L’occasion de grignoter un morceau dans les loges. Et cette question qui nous taraude depuis notre arrivée : le hip-hop est-il devenu le nouveau vecteur de la révolte ?
Shanka : « Je ne crois pas. Tout d’abord, parce qu’il existe plus de rockeurs voulant se rapprocher du hip-hop que l’inverse… Ensuite, parce que la forme de hip-hop actuel (en tout cas celle dominante), ne vise pas cette approche. Ils sont évidemment dans l’entertainement. Nous, nous sommes la génération NTM, Assassin, Kery James, Cut Killer… Nous avons été habitués à une autre forme de contestation… »
Les zadistes face à l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, Nuit Debout, les élans d’entraide envers les réfugiés, les jeunes militants de La France Insoumise… Sentent-ils que la révolte gronde malgré tout ? « Quelle révolte ? Les gens sont attirés par la nouveauté, mais pour quel résultat ? Le conformisme ! Aujourd’hui, Emmanuel Macron, comme le hip-hop, c’est la forme sans le fond. Une passion vintage pour l’imitation... »
Kemar : « Toutes ces affaires et cet argent qui circulent dans un cercle restreint… On se croirait dans les années 80, mais sans la drogue... Ça manque de déconne ! D’épaisseur ! C’est bien ce retour aux synthés, hein. Mais, là aussi, on tarde à voir arriver une cold wave qui viendrait perturber le bordel. »
Shanka : « Dans les années 80, les artistes (Madonna, Michael Jackson, Mylène Farmer…) imposaient leur vision… Al Jourgensen [le chanteur du groupe de metal indus Ministry] envoyait tous les jours son sperme à son label qui tardait à lui verser ses royalties... Il a rapidement été payé ensuite… (rires) T’imagines ça, maintenant ? Non ! La jeune génération est habituée à l’obédience et Big Brother empêche le lâcher-prise ! À cause des réseaux sociaux, t’as peur que ton patron tombe sur ta photo le lendemain… Puis, n’oublions pas que si Internet comble ce besoin d’être aimé, cette quête du collectif reste individuelle. Or, le marketing sait mieux que quiconque exploiter ce type de failles… »
Kemar : « Il y a aussi la peur du fight physique ! Avant, ça manifestait à la barre à mine... Aujourd’hui, c’est quand même rare de se faire planter à Paris... Non, mais c’est vrai ! J’ai connu un autre Paris, hein. Mais n’allons pas nous plaindre : on a la chance d’avoir la musique pour être en colère. »
Shanka : « C’est pour ça que l’on est assez d’accord avec Stupeflip quand il chante « Moi ma rage, j’la fous pas n’importe où. J’en fais des chansons » [“La Menuiserie”]. Même si on a été ex-trê-me-ment déçus, mais vraiment, quand il a affirmé que le rock était mort depuis 94 et que seul le hip-hop blablabla… La voilà, la résignation ! Déjà, un style n’est pas un être vivant. C’est une idée. On ne tue pas une idée ! On l’étouffe, on la contrôle, on la censure, on l’influence… mais on ne la tue pas. Ensuite, demain mérite que l’on se batte aujourd’hui. »
Pourquoi avoir appelé le dernier album Frankenstein ? On imagine sans mal que c’est à cause de la morale du livre de Mary Shelley [qui veut que le créateur soit aussi condamnable que la créature] ? Si Shanka avoue être en train de le lire, et découvrir au passage la modernité de l’ouvrage publié en 1818, Kemar, lui, s’enthousiasme : « Nous sommes évidemment plus dans la critique du créateur que de la créature. Plus à pointer la responsabilité des Alliés ou des Russes que celle de Daesh – qui sont aussi des monstres, hein. On tient juste à souligner la différence entre causes et conséquences… Par exemple, Trump est une création. Un monstre. Or, les monstres ne naissent pas de nulle part : ce sont les gens qui les créent… »
Shanka : « Et Macron ? C’est un CEO [PDG] compétent, plus qu’un leader avec une vision de la société. Il a seulement été plus stratège que les autres… C’est la preuve flagrante que les politiques ont été remplacés par les économistes. Mais c’est comme au casino : la banque gagne toujours ! On va te pendre, mais on te vante avant la qualité de la corde et le fait d’être sur un piédestal… On attend d’ailleurs toujours une vraie opposition, mais je crains – encore une fois – que la colère ne soit sous contrôle… De toute façon, la conclusion, c’est que les gens travaillent pour un système qu’ils ne comprennent pas. »
Kemar : « Un public, ça s’éduque… »
Shanka : « Ça dépend comment. Quand Indochine projette la tête de Boutin pendant ses concerts, c’est vraiment tirer sur l’ambulance ! Elle représente quoi maintenant ? Laissez-la en retraite… Par contre, quand Roger Waters [ex-Pink Floyd] ou Massive Attack se positionnent… Là, je dis oui ! »
Kemar : « Il faut surtout se méfier des types qui dénoncent, mais sont aussi – comme par hasard – la solution… C’est pour ça que, dans l’album, on précise « Rien à vendre. Tout à défendre ! » [“Teenage Demo“] Même l’après-Bataclan est devenu un événement culturel pop... Tu le crois, ça ? Avec Julien Doré qui chiale au piano ? Non merci ! Nous, au moins, on dit ce que l’on pense ! On est engagé, hein, mais pas militant… Allons, on a décapité un roi, ici. Ce n’est pas rien ! Nous avons des stigmates à ré-ouvrir… »
En traitant tous les sujets sur un même plan ? « Il y a des thèmes où le cynisme ou l’humour prennent le dessus ; où le frontal serait improductif… La religion, par exemple ! La religion, ça se prend en missionnaire et puis c’est tout », claque-t-il dans un clin d’œil, avant de remonter sur scène.
19h : On laisse techniciens et musiciens continuer à s’affairer dans l’obscurité. Au moment des départs chaleureux, ne restera alors qu’un doute en suspens : si « personne n’est innocent », que peut-on reprocher à No One ? À part viser une salvatrice épidémie de rage, on cherche encore...
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