Theo Lawrence : Georgia on my mind
Le franco-canadien Theo Lawrence poursuit son fantasme américain avec un second album, un an seulement après un premier galop concluant. Récit de son enregistrement avec Mark Neill (The Black Keys), dans le sud de la Géorgie... Ou comment parler des autres pour mieux parler de soi.
Rendez-vous avait été donné au Waffle House de Valdosta… Même après dix heures de trajet : impossible de rater l’enseigne. Les lettres, d‘un jaune pisseux eighties, annoncent crânement le temple profane sur le côté de la W Hill avenue… Pas de fausse promesse : l’objectif est d‘être vu autant que la cuisine n’a pas d’autre but que d’emplir les corps. Sauf que l’idée d’avaler un cheeseburger ou des côtelettes de porc avec des hash browns [pommes de terre panées, puis hachées] ne vient à aucun membre de la délégation française encore penaude... On est le matin et le temps est aussi orageux que la chaleur est intenable. Sur le large parking goudronné devant l’enseigne, les odeurs de fritures se mélangent à celle des pick-up encore chauds qui attendent leur propriétaire. Derrière la baie vitrée : une silhouette se distingue...
L’homme est penché sur le comptoir, concentré à avaler son petit-déjeuner malgré les allers-retours de la serveuse. Le producteur de The Black Keys, cheveux gominés en arrière et sourcils froncés, semble avoir mis son plus long manteau pour soigner la première impression. Theo Lawrence et ses musiciens ne savent pas encore que ce rituel matinal se reproduira inlassablement pendant toute leur semaine d’enregistrement…
On mesure d’autant plus l’ironie de la situation que l’année dernière, juste avant la sortie de son 1er album Homemade Lemonade, Theo s’était rendu aux États-Unis vérifier que son americana tenait plus de l’inspiration que de l’imitation... Entre deux séjours à New Orleans et Memphis [où il s’était notamment fait bénir par l’ex-soulman Al Green, devenu prêcheur], c’est à Nashville que l’artiste s’était cassé les dents. Après avoir trouvé [l’emplacement reste un mystère] et attendu 1h devant le Easy Eye Sound Studio de Dan Auerbach, le guitariste et chanteur de The Black Keys, l’impétueux s’était fait recaler à l’entrée. Un album plus tard, la rencontre a donc tout de la douce revanche – typiquement amerloque.
Theo esquisse un sourire : « Après avoir m’être passionné pendant des années pour les artistes, je m’intéresse de plus en plus à la façon dont sont fait les disques. RCA, Sun Records, Capitol… Naturellement, Mark Neill fait partie du haut de ma liste de souhaits pour ce second album. » En cause, une méthode particulière : « C’est un ancien opérateur radio. Il a enregistré pendant 10 ans sur une seule piste ! Il se base avant tout sur les musiciens et non sur la technologie… D’ailleurs, nous n’avons amené aucun instrument : nous n’allons utiliser que son matériel, réduit à son strict minimum. »
Les présentations ainsi faites, direction le Soil of the South studio, dont jusque-là le producteur n’avait pas encore donné l’adresse. Il faut dire que le lieu est une ancienne école de ballet, dont l’entrée se fait à l’arrière, côté parking... La première pièce est un mini-salon sombre, avec des magazines empilés sur la table basse. Ambiance salle d’attente à l’abandon. À moins que ce ne soit le purgatoire artistique ? Car c’est là que Théo passe son premier après-midi à jouer tous ses titres, avant que le taulier n’en choisisse les meilleurs morceaux… Hé oui. Mark Neill est un one-man business. Retiré des grandes villes et sans connexion Internet, le producteur a supprimé toute aide intérieure et s’est coupé de toute influence extérieure. Pas de surprise, ici non plus : ce second album sera autant le sien que celui du groupe.
Le premier soir, les Français se retrouvent sur le ponton d’une maison, au bord d’un lac bordé par les saules pleureurs. L’air s’est légèrement rafraichi... Le chant des grillons et des crapauds vient couvrir le silence des musiciens encore hébétés par la rencontre (et concentrés sur la tâche à venir ?). La nuit sera salvatrice pour les corps comme pour les esprits.
Le lendemain (et les suivants), l’équipe débarque au Waffle House avec l’idée d’en découdre. Œufs (sans bacon pour Theo, vegan – un de ses titres est pourtant dans la dernière pub McDo), gaufre huileuse et sa glace à la vanille… Les habitudes s’installent. Avant d’investir le studio, de 14h à 20h. Le producteur a délaissé son grand manteau pour son éternelle chemisette noire avec jean, les lunettes de soleil sur le nez pour ne pas entamer sa chevelure étirée. Mais avant d’attaquer, 2h d’écoute de musique locale sont chaque fois imposées. L’heure de la digestion (gastrique et culturelle) est de mise. « Il souhaitait que nous comprenions la Géorgie, cet état du Sud notamment bordé par l’Alabama et le Tennessee. Qu’ici, nous n’étions pas à Nashville, mais isolés de la grosse industrie. », précise Theo. Une écoute quasi religieuse, sans autre indication que le nom des artistes joués.
La troupe sent d’ailleurs que son rythme s’adapte progressivement au tempo du producteur. Même celui des morceaux ralentit et prend le temps de la respiration… Il faut dire que dans le Soil of the South studio, l’atmosphère est moite. Soit à cause de la chaleur étouffante, soit des pluies torrentielles qui ponctuent les journées... Ce qui n’arrange ni la luminosité (déjà faible), ni l’état de certaines pièces (qui ne semblent pas avoir été investies depuis que l’école de ballet a fermé). Heureusement, le café permet de tenir le rythme. Mark Neill est d’ailleurs fier de sa cafetière, qui cohabite avec un pot en verre rempli de cookies frais au beurre de cacahouètes et achetés chaque matin à la boutique du coin. Quand il n’incite pas lourdement à la consommation de Coca-Cola pour « faire le plein de sucre ».
Sur 15 chansons enregistrées (à raison de 2-3 prises seulement chacun), 7 seront gardées. Toutes sont néanmoins passées au tamis du boss, « débroussaillant chaque composition pour que l’on voit le paysage ». L’idée n’est évidemment pas d’en « vider le contenu », mais bien d’aller à l’essentiel. Ce n’est pas la ville, ici… Une méthode souvent commune aux artistes plus âgés… ou, disons, plus en âge d’avoir à prouver. « Faire, plutôt que démontrer », aurait ainsi pu résumer l’hôte. Mais n’allez pas croire que jouer sur place implique nécessairement une réussite. Les difficultés et les doutes sont partout, où que tu sois : « En arrivant aux États-Unis, je ne connaissais pas encore bien mes nouveaux musiciens. Mais nous nous sommes surtout rendus compte, qu’à travailler aussi durement, nous en avions parfois oublié le lâcher-prise… », raconte Theo de retour à Paris. Direction donc le studio Delta, pas loin de Belleville, pour retravailler certaines compositions. Les deux sessions ainsi mélangées, ce chaud-froid salvateur apporte de la profondeur. Du relief.
Des contrastes, surtout, qui correspondent à l’idée initiale que se faisait l’artiste de cette nouvelle sortie : « L’inspiration m’est venu de la swang pop [ou « rock du bayou »]. Bobby Charles, le chanteur Tommy McLain, Rod Bernard… Tous ces types enregistraient aussi bien du blues, de la country ou du cajun ; mélangeaient le style de la Nouvelle-Orléans avec le rythm and blues et la musique créole ! Idem avec Dough Sam, Sir Douglas Quintet… Je voulais faire ce mélange typiquement louisianais et texan. Une sorte de synthèse passionnée, sans sonner sépia. » Thibaut, nouveau guitariste convoqué et membre du groupe bordelais de blues The Possums, fut justement utile pour diversifier la palette.
Mais cette bipolarité, on la retrouve aussi dans la structure même des morceaux, opposant thèmes solaires et paroles pourtant mélancoliques. Théo s’en explique : « Les paroles joyeuses sont toujours moins intéressantes… J’aime les musiques de sentiment ! » Ce qui n’empêche pas d’avoir un titre en français – son premier. L’envie de se mettre en danger ? « Je n’ai jamais souhaité chanter dans ma langue natale, donc il n’y avait pas de pression. Mais mes goûts ont changé… Merci la musique cajun ! »
Un disque où l’artiste s’harmonise d’ailleurs seul. Là aussi, un choix volontaire avant d’être une économie… « J’adore cette chanson de Skeeter Davis “I'll Sing You a Song and Harmonize Too“. La chanteuse country avait été obligée d’assurer elle-même les chœurs parce que celle qui s’en chargeait (sa sœur) était décédée dans un accident de voiture... J’ai toujours adoré ça. Comme chez JJ Cale, Lennon, etc. Les harmonies occupent d’ailleurs chez moi de plus en plus de place dans l’étape de création… » Le name dropping se poursuivra hors interview, évoquant avec ferveur la country chatoyante de Marty Robbins, le songwriting de Willie Nelson ou la musique cadienne des Balfa Brothers qu’ils affectionnent tout particulièrement.
Autant de petits cailloux dans la forêt et d’ingrédients à cette Sauce piquante, qui tient lieu d’épitaphe à ce deuxième album. Et dont le titre lui-même est emprunté à un autre fantôme : celui d’une chanson de l’artiste cajun Jimmy Newman... L’occasion de reprendre date avec Theo Lawrence qui assure être déjà « en train d’écrire le 3e album » le temps, sans doute, de compléter une érudition déjà impressionnante.
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