Madagascar : eldorado musical ?
Méconnue, sous-estimée, voire pillée… Et si la musique malgache était à l’origine du maloya réunionnais, du mouvement hip-hop et du reggae ? Et si elle avait aussi inspiré le rock 60s et la techno ? Une théorie qui expliquerait la fascination d’Hendrix, Santana ou encore de Jeff Mills pour la Grande Île... Enquête sur un secret bien gardé.
À Carlos Santana à qui l’on demande, en 2002, ce qui manque à sa déjà longue carrière, le guitariste répond : « Aller à Madagascar pour jouer et comprendre leur musique. Je ne veux pas mourir idiot ». La réponse étonne, laisse perplexe... Mais qu’est-ce que l’artiste trouve à cette île-continent (1,5 fois la superficie française) et située en banlieue Est africaine ? Selon la Banque mondiale, 80% de ses habitants (plus de 24 millions de personnes) vivent avec une moyenne de 1,65 € par jour. Loin de la carte postale du dessin animé éponyme de Dreamworks, Madagascar est même le seul pays, depuis son indépendance en 1960, à s’être appauvri : corruption généralisée, détournements des aides humanitaires, explosion des lynchages publics (l’Onu en recense environ un par semaine), malnutrition chronique de la moitié des moins de 5 ans, cas de peste suspectés, trafic de bois rose, dévaluation de la monnaie…
Sans doute est-ce parce que Madagascar côtoie les extrêmes ? Le pays possède en effet, et à l’inverse de sa piteuse situation économique et sociale, un patrimoine incroyable : gisements d’uranium, de nickel et de pétrole, exportation de vanille et d’ylang-ylang (principal ingrédient du parfum n°5 de Chanel)… voire – et surtout – une musique riche, complexe, et quasi endémique. Il faut dire qu’à l’image de son paysage patchwork (fac-similé des plages maldiviennes, canyons américains, brousses africaines, mais aussi des favelas brésiliennes), le multiculturalisme de son peuple est le résultat de vingt siècles de métissage. Or, ce brassage (en provenance d’Afrique, Sud-Est asiatique, Proche-Orient, Europe…) serait justement à l’origine de sa musique si particulière. Et notamment son “6/8“, rythme improbable alternant binaire et ternaire.
Pour Nicolas Auriault, musicien français ayant grandi à Madagascar (Mano Solo, Alpha Blondy, Lhasa…), le lien entre les origines ethniques des habitants et les caractéristiques de sa musique sont une évidence : « Si l’arrivée des premiers hommes daterait d'une dizaine de siècles, de nombreuses vagues migratoires ont suivi… À commencer par les Austronésiens (issus de l’actuel Bornéo) qui ont importé leur langue, basée sur des intonations en… 6/8 ! Un rythme qui permit de faire cohabiter les rythmes africains et ceux de la valse ou de la quadrille des colons français. »
N’allez pourtant pas croire que le genre soit resté dans son carcan… Dès les années 70, l’artiste Jaojoby a été le premier à électrifier le “salegy“ (genre musical dominant et utilisant ce 6/8). La modernisation d’un style autant qu’un défi technique, dans une île dont, aujourd’hui encore, seuls 13% des habitants reçoivent l’électricité... Ne restait alors qu’un métissage funk/rhythm’n’blues (l’influence des cabarets pour colons) et une grande part d’improvisation (donc des similitudes avec le jazz) pour que Jaojoby fasse définitivement du salegy un style adaptable et compréhensible par des cultures pourtant opposées.
Même évidence pour Julien Mallet, ethnomusicologue et chercheur à Paris VII-Diderot, qui voit dans ces allers-retours entre la tradition et la modernité une coexistence justifiée : « Les musiciens ayant acquis du prestige en ville, sont recherchés pour animer des cérémonies à la campagne. Ils peuvent parfois parcourir des centaines de kilomètres avec leur groupe électrogène pour jouer à l’occasion d’un enterrement ! Et des styles comme le “tsapiky“, au rythme plus soutenu que le salegy, provoquant un état second, censé rapprocher de l’état du défunt. Un procédé que l’on peut retrouver en boîte de nuit… Cette grosse caisse, une fois accentuée, a vraiment des accents de musiques électroniques ! » Tiens, tiens… On comprend mieux pourquoi Jeff Mills, un des pionniers de la musique techno de Détroit, soit venu à Madagascar étudier le genre de plus près…
Va pour les spécificités locales. OK. Mais alors pourquoi une majorité des musiques traditionnelles de l’océan indien (îles Rodrigues, Maurice, La Réunion, Mayotte, Les Comores…) est aussi en 6/8 ? « Sur la forme, tout d’abord, n’oublions pas que cette musique a voyagé via les esclaves », rappelle le musicien Nicolas Auriault. Avant de préciser : « Or, beaucoup venaient de Madagascar... Le “maloya“, un des principaux genres musicaux de La Réunion, était pour tous un moyen de revendiquer ses origines. Mais on touche là à un tabou : les Créoles s’en revendiquent l’origine... Ce n’est pas totalement faux mais, à part de rares groupes réunionnais comme Indigo, on oublie souvent de rappeler que son influence majeure est tout de même malgache ! »
Après vérification, la filiation avec l’île voisine semble effectivement absente de la plupart des récits... Un fantasme revanchard, en plus d’une hallucination auditive ? À qui donner raison ? « L’évidence est pourtant sous nos yeux : “maloya“ est un mot malgache signifiant « dire ce qu’on a à dire ». Et ce n’est pas le seul mot malgache utilisé. Beaucoup d’expressions ont été conservées – même encore aujourd’hui – dans les paroles. » Et les troublantes similitudes ne semblent pas s’arrêter là... Prenons les instruments utilisés dans le salegy malgache et le maloya réunionnais. « Le kayamb (hochet en radeau) est commun aux deux styles. Sa fonction reste identique : on l’utilise lors des rituels. »
Admettons... Sauf que le rythme du salegy malgache est tout de même plus rapide que celui du maloya réunionnais, non ? « C’est vrai ! Mais c’est sans doute parce que la forme actuelle du maloya est une modernisation d’anciens rythmes comme le malessa, que l’on trouve au Nord de Madagascar. Comme le maloya, le malessa possède un rythme lent et est utilisé pour appeler les esprits… Mais l’influence de Madagascar ne s’arrêterait pas au maloya… Prenez un autre style caractéristique de La Réunion : le sega. La 1re apparition du mot “salegy“ sur un disque était précisément pour décrire une musique que l’on résume aujourd’hui sous le nom de… “sega“. Encore une preuve des échanges – ou “vols“ avanceront même certains – avec l’île-mère. »
Ces “vols caractérisés“, c’est justement la théorie tenace d’un franco-malgache : l’ancien producteur et manager Jean-Claude Vinson. Pour lui, on ne peut pas seulement parler d’emprunts ou d’influences : « Le rythme malgache a nourri la musique mondiale ! Prenons les Danny Boy et les Pénitents, le 1er groupe de rock français avec Daniel Gérard en 58 (Les Beatles, Stones, Led Zep ou Hallyday n’existaient pas encore). Les quatre musiciens étaient… de Madagascar. Si leur origine a été tue, c’est parce que dans la société malgache – jusqu’il y a seulement une dizaine d’années – il était honteux d’avoir un enfant musicien… D’où le fait qu’ils portaient sur scène des cagoules ! L’Histoire étant d’autant plus écrite par les vainqueurs, on a vite passé sous silence que, hé oui, ce sont bien des Malgaches qui ont été parmi les premiers musiciens à jouer du rock en Europe… Leur sens du rythme a forcément joué. »
Mais Jean-Claude ne s’arrête pas là, citant d’autres exemples : « C’est aussi le Malgache Andy Razaf qui a composé la chanson “In The Mood“ permettant à Glenn Miller de se faire connaître dans le monde ! Même Stanley Beckford, ami de Bob Marley et un des pionniers de l’ancêtre du reggae, a enfin reconnu en 2004 que l’origine des musiques mento et calypso était malgache… Beaucoup d’autres ont malheureusement été moins honnêtes. »
Ce mythe d’un eldorado musical oublié a longtemps fasciné des artistes comme le rockeur Little Bob Story qui, lui aussi, est venu deux fois à Madagascar dans les années 70 pour y chercher « l’origine de la musique mondiale ». Autre exemple ? Hendrix. Le guitariste a joué la chanson “Madagascar“ – une jam d’inspiration salegy – en coulisses de son concert à Woodstock en 69. Non jouée sur scène, celle-ci ne sera jamais connue du grand public… Mais la fascination du métis ne semblait pas s’arrêter au seul titre de cette chanson : même sa société de production s’appelait “Antakarana“, du nom d’un des peuples du Nord de Madagascar… « A priori, il était tombé amoureux d’une chanson, volée par le saxophoniste Michel Portal et écrite par l’une des princesses malgaches du Nord. Cette chanson était présente sur une compilation de Radio France, éditée en 63 et distribuée par la Warner aux États-Unis. En quête de ses origines africaines, Hendrix a dû se pencher sur ce type d’archives… », imagine Jean-Claude.
De même que l’ancien producteur a envoyé pendant des années des disques de musiques malgaches à Carlos Santana. Jusqu’à ce que le guitar hero ne contacte justement Jaojoby dans les années 80. « Ce n’était pas pour reprendre une de ses chansons », coupe Nicolas Auriault qui joue aussi des cuivres pour le roi du salegy. « Santana souhaitait s’approprier une partie des droits d’un de ses titres en échange… d’un gros chèque et de son silence. » Un deal alors refusé par le Malgache. « Ce n’est pas la seule histoire de ce genre : beaucoup continuent à jouer les compositeurs anonymes pour de grands noms de la musique dite “world“. Là aussi, il y a un vrai tabou… »
En parallèle, c’est d’ailleurs un festival local – le Libertalia music de Gilles Lejamble (organisé sur les fonds propres de cet entrepreneur métis) – qui s’efforce tous les deux ans de mettre en lumière la création nationale. Avec un double enjeu : déplacer l’épicentre d’attention des programmateurs européens (qui puisent habituellement, grâce à un réseau rodé et mis en place depuis une trentaine d’années, au Sénégal, au Mali ou à la Réunion) ; puis redonner de la fierté à une jeunesse en perte de repères, ayant parfois – à force du manque de reconnaissance et/ou de condescendance – troqué les styles endémiques de l’île pour du mimétisme outre-Atlantique. Ou comment, l’appropriation culturelle s’est inversée via une culpabilité intériorisée et l’inexistence de relais étatiques, prétextant une histoire simpliste d’offre et la demande ou de priorités sociales. Le pays n’aurait-il en tête que de nourrir les corps en épargnant les esprits ? Sans doute. Par chance, le festival a réussi à exporter les groupes The Dizzy Brains (Trans Musicales 2015) et Kristel, premiers porte-voix d’une conscience populaire qui prendra sans doute une génération afin que le geste s’avère banal... et inspirant.
Pourquoi d’ailleurs l’apport de musique malgache n’est-il pas si (re)connu ? Plusieurs théories sont à l’œuvre… Il y a d’abord ceux que l’Histoire a éclipsés comme Les Surfs, groupe yé-yé malgache qui joua avec The Supremes, les Rolling Stones ou encore Stevie Wonder. Malheureusement, et comme le style l’obligeait, la majorité du répertoire était composée d’adaptation française de hits anglo-saxons… Leur origine fut donc minorée, autant que leur dimension exotique n’a jamais été musicalement exploitée.
Idem pour les grands jazzmans malgaches comme Régis Gizavo, condamné à l’exode. « Vivre de sa musique à Madagascar, c’est mourir à 50 piges », résume Nicolas Auriault. Précisant que « l’équivalent de la Sacem locale est corrompu. C’est pour ça que certains se sont réappropriés tout un répertoire en toute impunité. Et puis, ces jazzmans n’allaient pas revendiquer leur pays d’origine, vu qu’ils en étaient partis… ». Un détournement culturel qui, selon lui, trouve son origine dans l’économie précaire : « La musique malgache reste un ciment social, mais n’a jamais eu les moyens de rayonner. Ni même d’être revendiquée ! Les autres îles le savent et en profitent. Et puis, depuis 2009, le maloya est désormais inscrit au Patrimoine culturel immatériel de l’humanité... Cela offre une plus grande visibilité (et crédibilité à l’origine créole), surtout depuis l’écroulement de l’industrie discographique à Madagascar, dont les archives ont été transférées… à La Réunion. » CQFD.
Quant à Jean-Claude Vinson, il va plus loin en donnant une explication plus… régionale : « Les Hauts-Plateaux, où se situe la capitale Antananarivo et où est encore pratiqué l’esclavage, sont tenus par la noblesse. Leur hantise, c’est que la créativité, tout comme les ressources minières, proviennent des côtes... Or, ils n’ont aucun intérêt à donner de la visibilité à des ethnies dont ils se sentent supérieurs... Ni ne veulent en être dépendant. » À l’en croire, cette attitude – encore perpétuée aujourd’hui – serait un des héritages collatéraux de l’ère coloniale.
Le chercheur Julien Mallet nuance cependant. S’il y a une étrange similitude entre le fait que Madagascar détient le record du pays africain ayant cédé le plus de terres aux investisseurs étrangers et ces fameux “emprunts“ internationaux à la musique malgache, la question des origines est infinie et reviendrait « à savoir qui a été le premier de la poule ou de l’œuf ». Alors certes, il atteste de « l’immense richesse culturelle, endémique et sous-estimée » du pays. Pas de doutes. Mais lui préfère plutôt parler d’un « rythme commun ».
À la rumeur outre-Atlantique persistante : est-ce que les Malgaches ont inventé le hip-hop ? Sa réponse est définitive : « Le hip-hop est américain ! Mais il existe – oui – un phénomène de concordance antérieur qui se situe à Madagascar… Cette musique, c’est le jijy, une sorte de chant scandé et traditionnel qui ressemble au rap. Sauf que si certains revendiquent ce miroir, c’est surtout pour prouver une authenticité et/ou s’inscrire dans des codes “blacks“ mondialisés. »
Pour le reste, s’il acquiesce à certains arguments énoncés, le chercheur tient cependant à mettre en garde : « En matière de musique, il ne faut pas réfléchir en termes d’arbre généalogique, mais en tourbillon d’influences sans cesse renouvelé et agrémenté. C’est l’industrie musicale qui a besoin d’étiquette ! Une culture, elle, n’a ni identité fixe, ni de propriétaire... Revendiquer l’origine d’un mouvement, c’est procéder à des raccourcis et figer les choses. Or si une tradition s’arc-boute, elle meure... Et puis chaque origine a une origine, non ? Donc, quelle est la limite ? »
Qu’importe. Même tardive, Jean-Claude Vinson croit en cette future reconnaissance de la Grande Île. Avançant que, dans son malheur, les musiques malgaches ont aussi « la grande chance d’avoir été… oubliées », permettant ainsi de ne pas avoir été « corrompues ou altérées »… Quant à Carlos Santana, le guitariste a sorti son nouvel album Africa Speaks l’été dernier... À défaut de s’être servi de Madagascar comme porte-voix, l’artiste s’y fait par contre toujours désirer.