Publié par Samuel Degasne

LA FÉLINE « Mon chant se déploie malgré mieux sur des paysages désertés »

Tarbes n’est pas seulement un album de rémissions. Ni d’une ou de parenthèses... Comme souvent chez cette artiste, sa pop fait une preuve d’érudition et, face à l’épreuve du temps et ses inconscients, s’interroge indirectement sur la filiation.


Vous rappelez-vous ce moment où vous avez eu le “déclic“ ?

Personne n’est musicien dans ma famille, mais nous sommes malgré tout du genre à pleurer à l’écoute de certaines chansons (souvent espagnoles dans mon enfance). Bien sûr, j’ai tout le bagage du conservatoire mais, aussi loin que je me souvienne, l’épiphanie provient sans doute de mes 6 ans : je possédais alors deux enregistreurs et m’amusais – déjà – à superposer les couches sonores, mélangeant l’intro de telle chanson avec le couplet d’une autre…

La musique a donc toujours joué un rôle primordial dans votre construction ?
Oui. Ce que j’aime chez elle, c’est qu’elle me met dans un état second… Alors, il y a évidemment une dimension cathartique personnelle : une quête de communion, face à l’abandon de mon père… Une recherche de fusion. C’est très reposant de ne plus être soi, vous savez ! De vivre, quand elles manquent, certaines émotions par procuration... C’est sans doute une conception très “hippie“ de la musique, oui. Sans le même usage des drogues, j’ai un rapport très… charnel, très viscéral avec la musique.

Une manière aussi de mieux habiter un corps en changement ?
C’est très juste… Longtemps, j’ai utilisé ma taille comme une excuse pour ne pas donner plus sur scène, moi qui occupais déjà pleinement l’espace… Quand on est grande, on passe beaucoup de temps à se raccourcir (et non se rabaisser). De même que je n’arrive pas à danser encore aujourd’hui sur certaines musiques, car je reste dans la peur du jugement, plutôt que le ressenti. Mais j’étais très fan de l’attitude de PJ Harvey : une toute petite femme qui n’avait pas peur et y allait. Ça m’a beaucoup aidée et ce sont ces expériences qui m’inspirent et que je raconte notamment dans mon nouveau titre “Je dansais allongée“.

D’où l’emploi d’un nom d’artiste pour donner plus de force ?
Au départ, je voulais effectivement que ce soit l’intitulé d’un groupe, parce que je n’assumais pas. J’avais l’impression, en me produisant seule, de participer à un peep show… J’ai donc tiré ce pseudonyme d’un film de Jacques Tourneur : l’histoire d’une femme qui, malgré ses apparences sages, ne contrôle pas ses pulsions… Bref, le feu sous la glace ; induire qu’il demeure une part sauvage au-delà de la simple représentation du corps et ses projections. Quelqu’un, quelque chose qui échapperait à la domestication, sans non plus se constituer un masque.

Et dompter ainsi sa féminité ?
J’ai le plus souvent été entourée d’hommes, mais ai la chance de n’avoir jamais vécu de moments glauques... J’ai senti parfois de l’autorité, du paternalisme, mais avec tout de même du respect. Et c’est sans doute ce que je recherchais il y a quelques années, autant qu’il est difficile de déprogrammer ce que l’on nous a appris... Bien sûr, je regrette que la plupart des experts soit masculin ; qu’il soit question de “génie“ concernant les musiciens et moins pour leurs représentants féminins (à propos desquelles on évoque plutôt le “talent“ ou des capacités de “femme d’affaires“). Cela ne doit pas non plus occulter les bons conseils reçus et en vouloir plutôt à un système qu’aux individualités… L’enjeu, c’est de déjouer les autorités et non de rejeter les influences si elles sont positives.

Comment a évolué votre pratique de la musique, face à ces prises de consciences ?
L’expérience m’autorise aujourd’hui à un langage plus cru, plus en adéquation avec celui de la vie. À la grammaire de La Féline, j’apprends donc – et cet album est à cette image – à intégrer un peu plus d’Agnès [son vrai prénom]. À être plus frontal dans les émotions, même si ma musique a toujours eu une dimension sensuelle malgré son propos.

En tant qu’artiste pop, vous avez effectivement peu écrit de chansons d’amour…
Mais parler de la mort, n’est-ce pas justement parler de l’amour ? Je le crois, en tout cas. Alors, bien sûr, les drames sont plus beaux à raconter et l’intimité amoureuse reste ma pudeur… Ou alors seulement à condition qu’elle traite d’une séparation ? (rires)

Est-ce l’expérience, toujours, qui a permis plus de respiration sur ce disque ?
C’est un disque que j’ai écrit seule dans ma chambre, mais mon chant se déploie malgré mieux sur des paysages désertés (sans virer dans le jazz rock – qui m’ennuie). Robert Wyatt reste mon auteur préféré ! Alors je n’ai pas de mal, oui comme dans cet album, à faire des variations autour d’une seule note : celle par exemple du bourdon d’un orgue... C’est une façon d’essayer de tendre vers la pureté, malgré un disque dense. Je n’écris de toute façon jamais les textes avant la mélodie ! La musique reste le support d’un climat qui va influencer son univers.

Le disque reste une étape nécessaire, pour vous ?
C’est chaque fois un chapitre supplémentaire dans le grand livre de ma vie. Et dont les textes pourraient peut-être même exister sans musique… Je suis encore ancré dans la vision romantique de l’artiste : celle d’accoucher de quelque chose qui rajoute de la complexité au monde et permet de le nuancer. Un objet pour moi. Mais aussi pour vous, pour eux. Et c’est d’ailleurs pour cette raison que ce sont souvent des disques-concepts accompagnés d’une note d’intention.

Pour autant, vous ne vous verriez pas seulement écrivaine ?
L’écriture reste une expérience autour de la théorie. A contrario d’une chanson, tu as le temps de développer un propos et son argumentation, de creuser un sujet et ses complexités... La musique, elle, permet au contraire d’exprimer plusieurs subjectivités de la vie. Un disque, c’est la création d’un monde (visuel, textuel, musical) quand peu choisisse même la couverture de leur ouvrage. C’est donc une œuvre complète qui peut se réceptionner à des niveaux différents. En sortant cet objet protéiforme, je donne donc de quoi explorer. Et, à la question classique de ce que j’emporterai comme album sur une île déserte, je répondrai un instrument de musique – tant pour se substituer aux œuvres qui me manquent que me créer… un nouveau monde à habiter.

C’était le but de ce nouvel album ?
L’idée s’en rapproche, car c’est le confinement qui m’a effectivement pensé à Tarbes, la ville de mon enfance. C’est l’impossibilité d’y aller qui a dicté ce manque, alors qu’au-delà de la distance physique, j’avais aussi mis avec ces lieux une distance morale – n’y ayant pas que de bons souvenirs. Tout le disque est donc porté par cette nostalgie ambigüe. Ou comment utiliser mon folklore personnel pour me raccrocher au mainstream.

Qu’y avez-vous découvert en y retournant ?
Le poids des symboles et des mimétismes. Le temps a passé et la ville – aussi – en a pris plein la gueule depuis. Le centre-ville est fantomatique, tant par la désertion de ses commerces que par les visages effacées que j’y ai connu. Tout en étant à la porte – magnifique – des Pyrénées malgré tout... Et puis, j’ai des parents très âgés, donc y retourner c’est aussi prendre conscience que ce sera sans doute leur dernier lieu. Bref, c’est un objet poétique incroyable !

Et n’est-ce pas l’une des conséquences – aussi – de la parentalité que de s’interroger sur nos origines dans le but de comprendre, pardonner, voire se reconstruire avant de transmettre et trancher avec son conjoint sur la meilleure éduction à donner ?
Ce n’était pas conscient, mais ça parait effectivement assez plausible… C’est troublant… Pour la sortie de cet album, il était en tout cas important que j’y réalise mon premier concert avec le groupe au complet. Je ne sais pas si c’est le début d’un cycle, mais il y a indubitablement une boucle enrichie de ses apprentissages… à l’image de cette interview.


Kwaidan Records
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