Publié par Longueur d'Ondes


Pas de Michael Jackson sans Quincy Jones, de Nirvana sans Butch Vig ou d’Alain Bashung sans Andy Scott… Car dans l’ombre des artistes se cachent souvent les réalisateurs artistiques. Des faiseurs de roi autant gourou que nounou.

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Il faut distinguer deux sens à la traduction de l’anglophone « producer ». Le premier désigne une personne physique ou morale qui prend à sa charge le financement et la commercialisation d’un enregistrement : label, entrepreneur, membre du groupe, internaute… C’est cet obèse à cigare, avec gourmette et chainette en or, que singe le cliché. Celui qui touche entre 18 et 22 % HT sur la vente d’un album (contre 7 % à 9 % pour l’interprète et environ 9 % pour l’auteur-compositeur).
A ne pas confondre avec le second (et développé ici) : le « record producer », réalisateur artistique qui oriente et conseille sessions d’enregistrement, mixage audio (mise en commun de l’ensemble des sources sonores pour parvenir à une unité de niveau, de timbre et de dynamique), puis mastering (création d’un produit final directement utilisable et déclinable).

Bien que leur tâche soit un travail de l’ombre, et leurs noms souvent écrit en petits caractères sur les pochettes, des producteurs se sont malgré tout fait un nom : Phil Spector (Ike & Tina Turner, John Lennon, Ramones), Nigel Godrich (Radiohead, Paul McCartney, Air, R.E.M.), Tony Visconti (David Bowie, Rita Mitsouko), Brian Eno (U2, Coldplay) ou encore Mark Ronson (Amy Winehouse, Robbie Williams, Adele), pour ne citer que les plus connus... Leur implication est telle que, sans eux, beaucoup n’auraient pas eu la même carrière… ou pas de carrière du tout ! Ceci explique pourquoi certains groupes considèrent leur producteur comme membre à part entière, à l'image de Georges Martin, surnommé le « 5e Beatles ».
En outre, à l’instar de Brian Eno (ex-Roxy Music, producteur de U2 / Coldplay), et, grande tendance de ces dernières années, des musiciens se sont également installés de l’autre côté de la console. Citons Damon Albarn de Blur et Gorillaz ; le chanteur de la Mano Negra, Manu Chao (les deux, respectivement producteurs d'Amadou & Mariam) ; ou encore Jack White, guitariste des White Stripes… Côté francophones, on compte notamment Mirwaïs (ex-Taxi Girl, producteur de Madonna), -M- (Brigitte Fontaine), Daft Punk (Kavinsky, Sébastien Tellier), Etienne Daho (Lou Doillon) ou Gonzales (Jane Birkin, Katerine, Abd al Malik). La liste donne le tournis... Ou comment ne pas donner crédit aux complotistes hurlant à l’uniformatisation de la musique, voire à une industrie tenue par une poignée de marionnettistes.

A quoi sert un producteur ?
Il est celui qui aide l’artiste à obtenir le disque dont il rêve. Grand-frère, infirmière, entraîneur, punching-ball, pygmalion, bonne fée… Le producteur joue tous les rôles. Dans chaque projet, il y a un brin d’égo, de sensibilité et de doutes. C’est pour cette raison qu’une partie importante du travail est avant tout psychologique. Il faut installer un confort de travail, canaliser et donner de la cohérence aux propos, rendre l'objet     compréhensible/accessible aux amateurs du genre, proposer des arrangements ou des traitements, trouver des solutions économiques... Surtout : avoir un regard neuf sur l’ensemble, prendre du recul, « tailler dans le gras »… En résumé, c'est un coordinateur obsédé par l’harmonie.
Deuxième raison principale de son emploi : ses connaissances techniques. Avancée de la technologie oblige, il peut être rassurant de s’offrir la présence d’un professionnel du domaine. En effet, enregistrer la complexité du « Sgt Pepper’s Lonely Hearts Club Band » des Beatles ou du « Bohemian Rhapsody » de Queen sur un 4 pistes était auparavant un défi titanesque. Aujourd’hui, les appareils – difficiles d’accès en raison de leur prix (même si la scène électro, avec une prise de son minimum, réussit de magnifiques enregistrements en home studio) –, conjuguent les 48 pistes…
De plus, et ce fut une obsession de feu-Lou Reed, il est difficile d’obtenir exactement le même son en répétition que sur album. D’où l’utilité d’une post-production boostant l’ensemble, corrigeant certains défauts du live.

Parfois, et plus cyniquement, ce réalisateur artistique peut être également celui dont un label ou un manager va engager pour transformer le plomb en or, recherchant un « effet Cendrillon ». Voire pire, prenant parfois l'artiste pour un homme-sandwich. Vraiment ? Souvenons-nous du « Ca plane pour moi » de Plastic Bertrand, artiste qui prêtait uniquement son visage sur pochette et plateaux télé, le véritable compositeur et interprète étant son     producteur : Lou Depricks.
Mais l’intervention de ce coach n’est pas obligatoirement lourde : un cuivre par-ci, une percussion par-là, un son de micro précis… A écouter les versions alternatives prises en studio (The Beach Boys, The Rolling Stones, The Cure…), on prend rapidement conscience que le succès d’un tube remanié tient parfois à peu de choses…

Renaud-Letang.jpgDeux réalisateurs stars
Jean-Louis Aubert, Saul Williams, Oxmo Puccino, Mathieu Boogaerts, Feist… Ils sont tous passés entre les mains (et les oreilles) de ce quadra. Précoce, Renaud Letang commença à 22 ans, faisant obtenir à Alain Souchon une Victoire de la chanson originale de vingt dernières années en 2005 pour le titre « Foule sentimentale » qu’il produisit. Rien que ça. Il s’en ait fallu de peu : avant que l’Histoire ne lui donne raison, l’auteur fut décontenancé par l’âge du producteur (le même que celui que son fils).
D’autant que Renaud n’a rien du stéréotype véhiculé par le milieu hip-hop : cheveux mi-longs, jean ample, baskets aux pieds, clope au bec et cernes creusées… Son crédo, souvent martelé : « On peut faire du populaire de qualité ! »
Est-ce pour cette raison qu’il prit en charge la compilation « Génération Goldman » (avec M. Pokora, Corneille, Christophe Willem…) ? Le producteur se défend en tout cas de toute prétention vénale, argumentant que, et ce malgré un genre avec lequel il n’est pas à l’aise, l’exercice lui permettait de prouver que « la variété ne devait pas forcément rimer avec pauvreté ».
Si l’exemple récent n’est pas le plus probant, Renaud Letang a notamment fait sortir de la confidentialité Katerine et Zaz, ou réhabilité Manu Chao en solo… Le tout, avec effectivement peu de moyens.

Zdar.jpgAutre collaborateur de l’ombre, et homme plus secret, Philippe « Zdar » Cerboneschi possède un pédigrée impressionnant : co-fondateur de Cassius – duo électro de la French Touch (déclinaison française de la house music dans les années 90) –, remixeur pour Depeche Mode ou Björk, producteur du jeune MC Solaar, et même… chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres en 2005.
A son palmarès : Phoenix (et son Grammy Award), les Beastie Boys, Cat Power… Avec un effet boule de neige, le succès des uns ayant ramené les autres. Le producteur s’est, malgré lui, fait récemment spécialiste de productions étrangères. Son mot d’ordre : « la liberté », agir sans poncif, ni technique inspirée d’un confrère. C’est en tout cas l’approche qu’il adoptera après avoir lu « Entretiens » (M. Archimbaud, 1992) où le peintre Francis Bacon explique sa méthode de travail. 
Belle gueule mal rasée dans son studio boisé, Zdar n’oublie pas non plus de faire sortir à son groupe un album tous les 3-4 ans. Pourquoi se satisfaire du beurre et de l’argent du beurre...

Deux hommes de l’ombre
Adrien-Pallot.jpegAncien ingénieur du son frustré par le manque de « contrôle sur la création musicale » et producteur qui monte, Adrien Pallot a notamment découvert La Femme ou Fauve, travaillé avec Daft Punk et Grand Corps Malade. Pour lui, un directeur artistique doit avant tout « comprendre son outil – le studio, comme les machines – afin de se libérer de l’aspect technique et se concentrer sur le côté artistique. » Se considérant comme un « catalyseur d’idées », son objectif est de permettre aux auditeurs de se faire une « idée précise du son, de la couleur et de l’orientation du groupe ». Le tout, sans jamais imposer sa patte : « un bon réalisateur, ce n’est pas celui qui donne un coup de flingue dans le faux-plafond », résume-t-il.
Il s’agace parfois que David Guetta et Timbaland soient considérés comme producteurs : « Le premier fait des collaborations musicales. Le deuxième amène des sons. Timbaland part de rien, écrit un instrumental, puis propose à Jay-Z ou Justin Timberlake. C’est tout simplement de la vente de morceaux. »
Son modèle ? Tom Wilson, premier afro-américain d’Harvard et inconnu du grand public. Il a notamment travaillé avec Bob Dylan, Simon & Garfunkel, signé The Velvet Underground et Franck Zappa. Des personnalités plutôt difficiles...

Theo-Hakola.jpgThéo Hakola est multi-casquettes. Chanteur-musicien, homme de théâtre et journaliste-écrivain, cet Américain vit en France depuis la fin des années 70 et a notamment produit le premier album de Noir Désir (« Où veux-tu qu’je r’garde », 1987). Il considère sa fonction de producteur comme celle d’un « réalisateur de films qui n’écrit pas le scénario, mais s’occupe de l’accouchement de l’œuvre et du jeu des comédiens. »
Pour Noir Désir, il a d’ailleurs dépassé sa simple fonction de réalisateur artistique, en endossant celle de « porteur de talents », proposant le projet à un label : « Par ce bais, beaucoup s’octroient 1 % sur  les ventes. Malheureusement, je ne l’ai pas fait. Je trouvais déjà ça miraculeux ! Aujourd’hui, je serais propriétaire d’une immense villa… », raconte-t-il, taquin. Rappelant aussi que le groupe a toujours été libre de ses choix, même une fois signé chez Barclay. Son seul regret : « ne pas avoir plus poussé les guitares sur le titre éponyme de l’album. »
Théo Hakola a aussi travaillé avec le mythique producteur Martin Hannet (U2, New Order et même Armande Altaï). Heureux ? Pas vraiment… Théo regretta sa « paresse », lui qui est capable de passer des journées de 15h en studio, de faire preuve d’une extrême patience pour guider l’artiste.
Ce qui le motive ? « Faire des disques et être payer pour ! Arracher la meilleure performance et, surtout, ne pas produire quelque chose de l’époque, mais bien un objet que l’on pourra encore aimer dans 10-15 ans… »

Un jour, moi aussi...
Artistes capricieux, rat de studio déconnecté de la vie, jargon inintelligible pour le commun des mortels (« overdubs », « Pro Tools »…), parfois traité de « castrateur » de projets ou de « javelisateur » par de fanatiques puristes –, métier étonnamment surreprésenté par les hommes, reconnaissance le plus souvent limitée aux professionnels, absence de catégorie aux Victoires de la musique, peu qui en vivent entièrement… On a beau y réfléchir : pourquoi devenir producteur ? La passion, les rencontres... La dimension romanesque n'est, certes, pas à exclure, mais parier sur la réelle volonté de contribuer à l’Histoire et de bénéficier de droits d’auteur semble plus proche de la réalité. Nul besoin d'être naïf, la musique reste un produit culturel et le rôle du troubadour bénévole est, depuis le Moyen Âge, révolu.
Et cette soi-disant frustration de n’avoir pu devenir artiste, alors ? Celle-là même qui rendrait supposément aigrie le critique musical... Il y a autant d’exceptions que de stéréotypes dans le métier. Une parmi d'autres : Philippe Uminski, ancien collaborateur de studio pour Julien Clerc, s’essaie depuis à la lumière en sortant ses propres albums... Comme quoi.

Alors : grand méchant ou tuteur bienveillant ? A chaque histoire, ses nuances. Reconnaissons en tout cas à ces réalisateurs artistiques, sorciers bidouilleurs dont les Jamaïquains furent précurseurs, leur influence majeur sur le hip-hop, l’électro et le dub. Il y a pire comme témoignage laissé à la postérité…


> Service public : quelle place pour la musique ?
> Dossier sur le leak
(avec l'aide de Romain Blanc)

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