Publié par Longueur d'Ondes


Imaginez : des intermittents construisant leur propre salle de spectacle, réinventant un mode de gouvernance associatif où le politique n’occupe qu’une place de prêteur sur gage. Utopique, vous dîtes ? Franck Testaert l’a fait.


Le-Tetris-Havre

A chaque conséquence, sa cause. A chaque histoire, des destins individuels. Celle de la toute nouvelle salle Le Tetris, située au Fort de Tourneville (ancien bastion militaire devenu résidence d’artistes du Havre), est intimement liée à celle de son incroyable directeur. Une consécration autant que la suite logique d’un parcours atypique... Franck Testaert commence comme étudiant en Sciences des matériaux et Structures de la matière à Rouen. Sans conviction. Idem lors de son passage au cours Florent à Paris. Jouer la comédie ? Impossible pour ce punk franc du collier à clous. Sous la pression de sa tante, il travaille comme éclairagiste au Club Med. « Un peu mon service militaire à moi : horaires fixes, coupe appropriée » confie-t-il, hilare. Ses cheveux ont pris revanche depuis...
En retournant au Havre, ville natale, il donne des cours de marionnettes contre quelques extras d’éclairagiste et aide à monter le théâtre Le Métis. Vit même dedans ! Entre deux creux de saison ? Franck s’investit dans son groupe Mob’s & travaux (« du trash-pantoufle ») avec, tout de même, un passage par Le Printemps de Bourges (98) et le festival d’Avignon. Guitare, accordéon, trombone, reprises de la Mano Negra… L’histoire dure de 92 à 2003, croisant souvent la route des Wriggles, rêvant celle des VRP. « On était mauvais ! », coupe-t-il, « mais se dégageait de la sympathie. Aussi musicien que clown, finalement ». Modeste, le directeur oublie de préciser que leur montée en puissance (près de 600 dates en 7 ans) les obligea à se structurer. Que c’est même la première raison de la création de Papa’s production, née en 97 dans un squat, avec piratage de l’eau et de l’électricité.

Création de Papa's production 
papas_production.jpg98, le crêteux tourne avec le centre chorégraphique du Havre et devient intermittent. Sauf qu’en ville, l’exemple a fait naître des vocations, à l’image de Lycanthrope. « Didgeridoo, guitare, pédale fuzz… Eux aussi allaient passer par Bourges, l’année suivante ! On a donc ouvert un compte supplémentaire », se souvient-il. Mutualisant les moyens (comptabilité, matériel, locaux, formations…) grâce à un groupement d’employeurs, la structure accueille jusqu’à 7 entités. « Je n’y croyais pas trop », rajoute Franck, « mais finalement, preuve était faite que nous pouvions travailler ensemble sans avoir la même esthétique. » L’accompagnement de groupes devient l’activité principale.
Engouement : Dominique Comont (City Kids), La Folie ordinaire (Printemps de Bourges 2003), Tokyo/Overtones (Bourges, toujours, en 2005), Aminima, Crumble Lane, Ruby Shoes… La digue est rompue, attirant sur son rivage la jeune génération. En 2000, la Papamobile (avec caravanes, marionnettes) vient gonfler l’étendu du dispositif. Succès oblige 4 ans plus tard, le festival Blues à gogo rentre au sein de l’association (« c’était soit ça, soit ils mourraient »). Renommé Ouest Park festival, la 2e édition fera malheureusement un four, l’année suivante... Au départ du fondateur (« parti faire tourner de vrais groupes au Japon »), Franck Testaert prend en charge la programmation. Financement de la Direction régionale des Affaires culturelles, intégration de la Papamobile au sein du festival, achat d’un chapiteau, gestion du catering, dernière journée gratuite et dédiée aux groupes locaux... L’autogestion est réussie. L’immobilisme ? Connait pas. Sauf que, si les caravanes sont effectivement louées hors Ouest Park (les festivals La Mare à thon et L’été en bord de scène, la ville de Martot…), « l’argent vient à manquer en 2009… »

Fermeture du Cabaret Electric

Cabaret-electric.jpgLes bévues s’enchaînent : départ d’un des membres au 106 (salle de concert de Rouen), fermeture programmée du Cabaret Electric (concurrent dont s’occupe, aussi, Franck en qualité de vice-président) en 2008… L’association sent le sapin et décide, au cours d’une ultime assemblée générale, un hara-kiri salutaire. 12 ans de Papa’s production, et par répercussion du Ouest Park festival, prennent ainsi fin par l’envoi d’un courrier à la municipalité.
Oui mais voilà : coup de fil surprise du directeur général des services. Rendez-vous est pris. Une place serait disponible à proximité de la future gare TGV en… 2018. « On gueule, on veut claquer la porte ! », s’emporte encore Franck Testaert, « puis on nous rattrape. Ils se rendent compte qu’ils ont merdé et nous demande ce qu’on propose. Ca nous a sciés… » Il faut avouer que l’ère est au renouvellement de l’administration publique. Attirer les cadres parisiens, retenir les jeunes tentés par l’attractivité de Rouen et de Caen, saper les arguments d’une opposition qui juge le maire trop conservateur… Il y a un coup à jouer dans ce billard à trois bandes.

Proposer un projet innovant
Franck-TestaertFranck (en photo ci-contre) enchaîne : « Ils proposaient un chapiteau… On a surenchéri avec un projet imaginé du temps de la construction du théâtre Le Métis : un assemblage de containers issus du monde maritime. » De la modernité pour « faire ch**r la gauche ? », s’interroge la mairie. Elle-même liée à l’imagerie locale (le port de plaisance et de pêche, les liaisons vers l’Angleterre) ? L’idée fait mouche. « Ca tombe bien, je connaissais les architectes Vincent Duteurtre et Laurent Marrtin qui avait travaillé sur l’inscription du centre-ville au patrimoine mondial de l’humanité de l’Unesco, en 2005. », poursuit Franck. Sauf que réaliser un plan en 1 mois coûte 7 000 €... Peu importe, l’association veut partir la tête haute. Pour l’honneur.
L’affaire s’avère gagnante. Avec l’accord de la municipalité, une société de coopération se crée. « Seule solution pour faire un chantier rapide : nous confier les clés », reprend Franck. L’association devient ainsi maître d’ouvrage et – pas bégueule – embauche, comme médiatrice entre les associations et différentes institutions, la personne qui a monté la 1ère scène de musiques actuelles de France (Le Confort moderne à Poitiers) : Fazette Bordage. La mairie continue d’acquiescer. En février 2012, les travaux commencent dans un coin délabré du Fort de Tourneville. Une convention rend l’association propriétaire et gestionnaire du Tetris (sur un terrain appartenant à la municipalité) pendant 17 ans, liant la structure aux collectivités locales sans qu’une délégation de service public ne soit engagée.


Concertation des acteurs

Snake-TetrisSuite à la concertation des besoins auprès des différentes structures culturelles par Fazette Bordage, il est rajouté au plan initial (une salle de 850 places, un club de 193 places et deux studios de répétition) : un restaurant (commerce équitable et travail avec les lycées professionnels), une salle d’exposition, puis des logements pour des étudiants (Cité A’Docks) et… les musiciens. Le projet commence à sentir l’inédit, surtout qu’à la clôture du Cabaret Electric, les concerts se poursuivent hors les murs… juste en face du chantier. Mieux, en 2012, Papa’s production devient l’antenne régionale des Inouïs du Printemps de Bourges. La paix sociale est achetée.
Peut-on cependant s’improviser Jean Nouvel (architecte multiprimé pour ses partis pris singuliers) ? « Détrompez-vous ! », assure Franck, « Avoir tourné toute ma vie dans les théâtres a été bénéfique pour accélérer le délai du chantier. C’est l’intérêt d’avoir fait travailler des intermittents à sa conception… Le pire ? C’est que ça a coûté 30 à 40 % moins cher. » Le directeur dit vrai : avec 60 millions d’euros pour la construction du Volcan (scène nationale du Havre) et 12 millions pour Le Cargö (salle de concert de Rouen), Le Tetris s’en tire avec une note de 7 millions (dont 3,2 à la charge de Papa’s production), réinventant au passage un mode de gouvernance collégial. « Nous sommes revenus aux fondamentaux du terrain en redonnant l’avis à tous, comme dans une coopérative. Co-construction écologique, sollicitation des associations, économie positive… Comment ne pas s’y impliquer ? » s’interroge sérieusement Franck Testaert qui joint à Papa’s production la création d’une pépinière pour les entrepreneurs culturels locaux.

Un lieu multidisciplinaire
Smac-Havre.jpgInaugurée en septembre, cette scène de musiques actuelles se veut également pôle de création. 80 % de concerts, certes, mais aussi du théâtre, des marionnettes, de la danse, des arts visuels, une dizaine de spectacles gratuits par an, la restitution de pratiques amateures, des résidences artistes, des formations sur la culture numérique pour les collégiens, voire même la parité dans les artistes programmés et l’équipe de salariés... Idéal pour poursuivre la mission d’accompagnement de la scène culturelle locale et faire la nique aux normes nationales.
Et un nom sonnant comme une évidence : la superposition de 36 containers acidulés et imbriquées les uns dans les autres. Des cases artistiques liées par un béton fédérateur et une rue intérieure, ou comment la forme et le fond savent se rejoindre dans un tout cohérent. Pluridisciplinaire. Au croisement des esthétiques et des pratiques.

Don't act
Mais la réappropriation de la structure par les citoyens ne s’arrêtera pas là : La Fnac, elle-même, s’est vu remerciée fissa, laissant la salle assurer seule sa billetterie. Comme crédo, en écho au DIY (« Do It Yourself ») : un « Ne jamais se sentir obligé » sans cesse martelé.

Les réponses de Normands ont décidemment du plomb dans l’aile. Car à l’historique rock et hip-hop du Havre, Le Tetris aura ainsi, de part sa gestion et son engagement, d’ores et déjà inscrit à la ville une page punk supplémentaire et… inédite.


> LeTetris
> Pépinière
> Ouest Park festival


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Le Havre : rock & hip-hop
lehavre.jpgLa ville fut un des bastions du rock en France dans les années 70 et 80. Sa grande immersion dans la scène anglo-saxonne en explique le succès, à l’image du blues rock de Little Bob Story qui rencontra un beau succès au Royaume-Uni pendant l’explosion punk. Fondé en 83, le label local et indépendant Closer Records (Stéphane Saunier, futur programmateur de Canal+) accueillera également Fixed-up et Marc Minelli. Dans les années 90, c’est la scène hip-hop havraise, grâce au label Dine Records, qui prend le relais de la reconnaissance nationale : Ness & Cité (découverte du Printemps de Bourges en 2000), Médine ou encore La Boussole. 
 
 
 

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