Moriarty : il était une 2e fois en Amérique...
Qui a dit que les grands espaces ne donnaient que de petites chansons dans la prairie ? Pas ce groupe folk franco-américain qui, en reprenant à leur compte les pillages de Bob Dylan et Johnny Cash dans un nouvel album, amasse là leur meilleur butin. Un hold-up érudit qui vient encourager l’infatigable chevauchée des Moriarty.
Que ce soit dans l’actualité musicale (les Américains Lumineers, les Anglais Mumford & Sons) ou celle cinématographique (« Inside Llewyn Davis » des frères Coen, « Alabama Monroe » de Felix Van Groeningen), quelle mouche de bison a donc piqué la planète folk rock ? Le style connaît en effet un sursaut nostalgique et/ou exotique sans précédent. On aurait pourtant tord de croire à la pérennité de ce boomerang, effet de mode cyclique. Voire de s’en moquer.
Car s’ils profitent et participent de ce regain d’engouement, Moriarty a également pu tâter du cliché, comme lors de leur prestation aux Victoires de la musique en 2009 où la production, confondant maladroitement country et folk rock, avait installé un décor de désert américain avec cactus et cow-boys.
Malheureux ! Ici, nul folklore spaghetti. La traçabilité U.S. est davantage à chercher dans les livrets de famille, plutôt que du côté de cartes postales idylliques ou autres westerns du dimanche soir.
Les six mercenaires
Fondé en 1995, Moriarty passe progressivement des reprises de standards bluesy à des compositions rock. Les départs successifs des batteurs contraignent le groupe, réduit à cinq membres (dont la chanteuse Rosemary, arrivée 3 ans plus tard) à jouer en acoustique, première pierre d’un folk aride aux arrangements épurés. Après un huit titres autoproduit en 2005 (« The Ghostless Takes »), leur rencontre avec Jérôme Deschamps et Macha Makeïeff s’avère cruciale : les fondateurs de la troupe La Famille Deschiens coproduisent leur premier album « Gee Whiz But This Is a Lonesome Town » (2007) avec le label Naïve.
Rien d’étonnant à en juger la dimension théâtrale déjà présente lors de leur prestation, cette année-là, aux arènes de Montmartre. Avec un seul micro sur scène, le groupe – resserré autour de sa chanteuse – s’inspire de la country, certes, mais aussi de la musique traditionnelle anglo-saxonne et du blues. Sur scène : une tête de biche et un décor brocanté. En bandoulière, quelques originalités : une contrebasse, un harmonica et même un kazoo.
Succès du single « Jimmy ». L’album devient disque d’or un an après sa sortie et atteint les 150 000 exemplaires vendus. Une tournée les emmène sur les chemins de la Suisse, et du Canada, en Espagne, Allemagne et Angleterre ou sur la scène des principaux festivals hexagonaux. 2008 : l’Olympia et une nomination au Prix Constantin viennent en clôturer le cycle.
Ces cousins d’Amérique collaborent ensuite au deuxième disque d’Emily Loiseau ou intègrent le projet The Fitzcarraldo Sessions (collectif créé autour du groupe expérimental Jack The Ripper, contenant notamment les chanteurs d’Archive, Calexico et Tindersticks). La composition est alors davantage tournée vers des projets extérieurs : bande originale des films « Romaine par moins 30 » (Agnès Obadia), « La Véritable Histoire du chat botté » (Pascal Hérold, Deschamps & Makeïeff) ou du spectacle « La Nuit, un rêve féroce » (de Mike Kenny).
Octobre 2010, Moriarty fonde son label Air Rytmo, anagramme de son nom et véritable envie de se réconcilier avec un processus créatif qu’ils avouent « lent ». L’année suivante, et toujours avec ce souci du parallélisme, ils prennent en charge la musique du documentaire « Une Peine infinie ».
Il faudra attendre avril 2011 pour la sortie du deuxième album « The Missing Room », après l’avoir testé, à six membres, sur scène. Disque d’or en quelques mois, il leur permet de retourner au Canada, puis de s’envoler pour le Japon, l’Océan Indien et l’Australie. Un spectacle musical, mis en scène par Marc Lainé et accompagné par la chanteuse maloya de Salem Tradition (du blues réunionnais), en est issu.
2012, le groupe participe au documentaire « Musique(s) électronique(s) » (Jérôme Carboni).
Artistes folk : morts ou vifsPour accompagner son exposition « Dylan, l’explosion rock 61-66 » en 2012, la Cité de la Musique (Paris) avait proposé à quelques musiciens de revisiter le répertoire du barde folk. Habitués des chemins cahoteux – et plutôt que s’attaquer à ces sommets –, les Moriarty ont préféré l’archéologie, ou comment exhumer les sources et emprunts de Robert Zimmerman (avant qu’il ne devienne Bob Dylan). Procédé d’autant plus intéressant que certaines influences sont communes au groupe et établissent une filiation avec d’autres : Johnny Cash, Serge Gainsbourg, BB King, Joan Baez... De quoi dresser une généalogie spirituelle… et conserver le résultat des fouilles sur album.
Pourtant, l’exercice de la reprise peut s’avérer délicat, surtout quand on s’attaque à quelques monuments comme l’antifasciste des années 40 Woody Guthrie, le maître de la guitare 12 cordes Blind Willie McTell, le bluesman raffiné Mississippi John Hurt ou l’icône country Hank Williams...
Ambiance Greenwich village, plus que des pâturages de l’Ouest sauvage, ce quartier new yorkais bohème dont la rébellion politique et l’avant-garde culturelle était à son zénith au milieu du XXe siècle. A l’époque, on y croise bien sûr le futur Bob Dylan, mais également la Beat Generation, mouvement littéraire auquel appartient Jack Kerouac, l’auteur de « Sur la Route » qui inspira le nom Moriarty au groupe franco-américain… Tiens, tiens.
Des reprises, donc, qui dévoilent finalement plus d’aspects personnels de la troupe que ne le révélaient les précédentes compositions. « Le but n’était pas de dépasser les originaux », prévient d’emblée le groupe, mais bien de « donner un autre éclairage sur ce que nous sommes. » Sur la liste des courses : des standards datant d’entre 1930 et 1940, écrits par des pionniers de la country ou du blues, voire quelques airs traditionnels du XIXe siècle dont le nom des auteurs s’est perdu en chemin (tradition orale, oblige).
Des fondamentaux qui n’ont pourtant d’américains que la popularisation, ces titres étant souvent fruits de l’immigration (Appalaches, Ecosse, Irlande…). Comme compagnons de périple : le trio suisse Mama Rosin (avec qui ils sortent un album commun cette année), le guitariste protéiforme Don Cavalli, le griot malien Moriba Koïta et le père « yankee » de la chanteuse (Wayne Standley). Pas étonnant que la session fut qualifiée de « véritable madeleine de Proust ».
Un eldorado pour fainéants ? Pas vraiment. Si certains titres sont effectivement moins usés ici qu’outre-Atlantique, Martin Scorsese rappelait dans son documentaire « No Direction Home » (2005) que Bob Dylan, lui-même, commença sa carrière ainsi…
Pour une poignée de taulards
L’album « Fugitives » est un carnet de voyage, un recueil de chroniques de séduction et d’abandon, d’addictions et de passions, de vengeances… On y croise amants assassins, bandits de grand chemin, lutte des classes, veuf inconsolable ou commerçant coquin. Assez pour réhabiliter une musique avant tout narrative. « Nous avons le souhait de s’inscrire dans cette tradition de conteurs d’histoire », rappelle les musiciens, soulignant leur statut de voyageurs. Sauf que la fuite a chez eux de multiples échos.« Malgré des matériaux hétérogènes, il fallait une thématique globale. Or, celle des fugitives fut celle la plus commune à nos vies. Tout d’abord, et de part nos origines géographiques différentes, certains d’entre nous possèdent de vraies histoires de fugitifs dans leur famille… Ensuite, nous fuyons également sur la forme, chaque membre – et aucun n’ayant les mêmes goûts – essayant de tirer la barque musicale vers soi. La fuite est ainsi envisagée comme un refus permanent de l’enfermement... D’où l’intégration de nouveaux instruments, de collaborateurs, d’expériences cinéphiles ou théâtrales. Même nos compositions, une fois enregistrées, changent sur scène ! »
On imagine sans peine que la création de leur label (Air Rytmo) y est pour beaucoup dans ce besoin d‘indépendance. « Et que d’énergie pour le rester ! », soupire les musiciens. Avant de conclure que « la fuite est véritablement devenue, et sans le vouloir, une identité. » Quoi de plus normal, au fond, pour un groupe ayant emprunté son nom à l’ennemi de Sherlock Holmes (fuyant sans cesse la police) ou à celui du personnage de Jack Kerouac (avaleur de bitume ne s’épanouissant qu’à 200 km/h). Au-delà du refus des codes, la fuite se vit donc, ici, comme une évasion salutaire.
American rhapsody (politique)Dans ses marges, ce nouvel album raconte surtout un rêve américain inversé. Comme le rappelle le groupe, ces chansons ressassent une « forme de justice sociale », une vision « communautaire de la désobéissance civile » face aux inégalités et à l’indifférence du système. Ces histoires appartiennent à une « autre Amérique », celle « de résistance ».
C’est pour cette raison que Moriarty, dans son recensement des influences partagées avec Dylan, cite volontiers Howard Zinn, historien et politologue du Mouvement des droits civiques (reconnaissance des afro-américains) et du courant pacifiste américain (anti-Guerre du Vietnam). Exemple : la chanson « Pretty Boy Floyd » (Woody Guthrie) ou l’histoire de ce bandit volant les banques pour donner de l’argent aux mendiants, poste-krach de 1929 (plus grande crise boursière du XXe siècle faisant exploser chômage et pauvreté aux Etats-Unis).
Le personnage y a cette cinglante parole : « J’ai rencontré beaucoup de drôles de gens / Certains vous volent avec un révolver / Et d’autres avec un stylo-plume. » Et toujours, caractéristique du genre : cette fascination pour la culpabilité. « Les paroles sont terribles sur des rythmes pourtant doux. Comme si l’interprétation, intériorisée, s’effaçait devant la violence des propos... », résume Moriarty.
Ces textes, chantés dans les campements (et communiqués par tradition orale, donc écrit par un inconscient collectif), résonnent encore et tristement au XXIe siècle : « La base du système économique est créatrice de misère. Mais la crise, c’est l’urgence, le retour sur soi. C’est pour cette raison que l’on ne cherche malheureusement pas à changer le système, alors qu’il subsiste un mécontentement international. » Pas étonnant que le rock et le hip-hop U.S. ont depuis longtemps creusé sous la patine vintage de ces trésors.
Enregistrement : ô rodéo, mon doux rodéo
Pour concevoir « Fugitives », les érudits du groupe ont déniché les titres et laissés aux autres le soin des arrangements. Résultats : vingt chansons réalisées (12 seront conservées) en mars 2012 et enregistrées en quatre étapes, entrecoupées de concerts, dans un garage de Saint-Ouen (92). Avec cette difficulté : « Quand on est tous les six dans un cube de 10 m2, pas toujours facile de recréer l’énergie du live… ».
Autre enjeu : afin de ne pas « s’enfermer dans une récréation nostalgique », Moriarty a veillé à intégrer quelques notes contemporaines, comme cet orgue psychédélique ou cette guitare africaine, privilégiant l’instinct à la chronologie.
Une prise de risques qui devrait sans mal, et en attendant la sortie d’un projet parallèle autour d’une lecture radiophonique, les mener vers une nouvelle ruée vers le disque d’or.
That’s all folk(s) !
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