PROKOP : hobo, dis donc
Enregistré dans un manoir bordelais avec des expatriés, l’anglo-tchèque sort un triple album folk.
La figure du hobo, ce travailleur américain sans domicile fixe de la Grande Dépression, résume au mieux la démarche de Prokop : les racines mouvantes au grès des migrations (République tchèque, Angleterre, France) ; l’exploration de voies secondaires en marge de l’industrie (ici musicale) ; et une certaine idée de la liberté... Ce romantisme et amour du hors-piste. Car l’artiste, désormais Strasbourgeois, prend le contrepied des enregistrements classiques (l’album fut réalisé dans un salon), voire des conventions (un triple album, comme autant de nationalités adoptées, pour une première sortie).
Même son identité musicale ne supporte pas le définitif : « Ce disque n’est folk par son concept, mais par le son qu’il produit... Quelle est d’ailleurs la différence entre le folk et le punk, si ce n’est l’électrisation ? S’il y a une fragilité mise à nue, c’est seulement en raison des instruments choisis. La chanson, elle, reste la même... »
Pas étonnant que Prokop s’estime plus auteur que musicien, ne voyant dans les arrangements que de simples détails dictés par l’humeur. Changeant de configuration à chaque live, capable du rock d’un soir ou d’une troupe acoustique le lendemain. « Le rock a un impact plus immédiat sur le public... Il n’empêche que la colère n’a pas besoin d’amplification pour s’exprimer. » Reconnaissant que, s’il est plus facile de s’imaginer artiste en France, le pays conserve malgré tout « une gêne quant au saute-mouton entre les cases. »
Il n’empêche que de l’enregistrement analogique aux clips fuyant la post-production, la pochette de ce triple album martèle un positionnement : « Elle fut réalisée par ma sœur à partir d’une nappe sur laquelle je mangeais enfant. En République tchèque, il existe beaucoup de légendes sur les marins… dans un pays qui n’a pourtant pas de mer ! Me voyant comme un folkeux anglais jouant en France, elle a donc décidé d’y faire écho en optant pour cette tête de carpe en couverture… qui se poursuit ensuite en corps de morue… clin d’œil au fish and chips. » Cohérent.
1. PROKOP ?
Une enfance/adolescence en Angleterre (où il teste ses morceaux) ; un père musicien français ; une mère yougoslave organisant des concerts clandestins sur des bateaux en pleine ère communiste… L’artiste s’est habitué à sa triple culture. Son nom est d’ailleurs emprunté au saint patron tchèque. Sa culture musicale ? Ancrée dans le répertoire yiddish/musette (il apprend le violon au conservatoire dès 5 ans). Avec, toujours, cette mélancolie propre aux Anglosaxons : « Je suis de nature optimiste – sinon pourquoi sortir un triple album ? – mais reste sans cesse à la recherche de cette mélodie qui manque à ma vie... C’est en ça que mon folk est davantage de tradition européenne qu’américaine ».
2. L’ENVERS, C’EST LES AUTRES
Un casting aussi apatride qu’hétéroclite : percussionniste de formation classique ; contrebassiste proche des fanfares serbes et turques ; guitariste rock ; violoncelliste/accordéoniste aux inspirations celtes ; banjoïste/pianiste autodidacte… « De quoi créer aspérités et nervures entre musique populaire et traditionnelle ». Et une économie de gestes surtout, du fait de la promiscuité, obligeant aux répétitions en petit comité pendant que les autres vont chercher le pain (offrant ainsi le nom du groupe : Brain Delivery Service). Le tout composé de Suisses et d’une majorité d’Anglosaxons, amassés au fur et à mesure des pérégrinations. « Est-ce que le hasard est un ordre ? Ces brassages permettent en tout cas de réhabiliter l’essence du folk ».
3. MANOIR, MON BEAU MANOIR
À brouiller les identités nationales, il manquait une invité : l’unité de lieu. Un cadre dans lequel s’afficher en famille recomposée au-dessus de la cheminée... Ce fut le manoir de famille d’un oncle, austère et protégé par un grand jardin. Pour cultiver l’entre-soi, convoquer l’intime et éviter toute influence extérieure autre que celle de l’autarcique communauté. « Une maison, c’est la vie : on entend les oiseaux, les camions, les planchers qui dansent face aux murs spectateurs... Quoi de mieux que d’enregistrer dans son cœur ? D’en restituer les bruits parasites ? Nous avons donc investi son salon, pièce de vie centrale – celle qui vous définit, mais ne pourrait survivre sans celles attenantes. »
4. L’ARRIÈRE-CUISINE
Ce n’est pas (seulement) parce que l’enregistrement fut réalisé pendant les fêtes du vin nouveau que la troupe pris l’habitude de poursuivre les sessions autour de la table... L’antichambre fut même salutaire : en s’astreignant un autre répertoire – plus collégial, spontané et connecté aux humeurs –, le maintien de la gymnastique a permis de rompre les rengaines de la journée et trouver d’autres symbioses. « “Black Coffee & Whiskey“ était par exemple une lente ballade sentimentale... Après avoir – saouls – écouté “Twist and Shout“ des Beatles, nous avons rebranché les micros vers 3-4h du matin… Le réalisateur a remplacé le batteur couché et le banjoïste a joué de la guitare à l’envers (il est gaucher). »
5. ENREGISTREMENT
40 chansons en deux semaines. Sans temps mort… 28 seulement sont retenues. Et cette idée folle d’envisager alors un triple album en guise de première sortie : « C’est un geste évidemment politique ! L’occasion de prendre le monde à contrepied... Dans une société qui ne prend plus le temps de développer son propos, c’était permettre de travailler le long terme. Un long terme qui n’a pas la prétention de vouloir créer une grande œuvre, mais saura donner plus de place à l’anecdotique... Ce n’est donc pas une succession de singles, mais la garantie d’accidents heureux, de souffles et sucreries passagères… Pas non plus une quête de l’enregistrement parfait, mais assurément le plus vivant… »