NO ONE IS INNOCENT Les raisons de la colère (1/2)
Alors que leur 7e album studio sortait fin mars, on a assisté en exclu aux préparatifs de la tournée du groupe. Puis discuté avec ses deux têtes pensantes, fortes en gueule : son chanteur (Kemar) et son lead guitariste (Shanka). L’occasion de faire le point sur Emmanuel Macron, Donald Trump, le Bataclan, la religion… ou encore le génocide arménien.
Assister au filage de la tournée d’un groupe est toujours rare. Normal : le timing est souvent restreint et le doute encore permis... C’est en effet à cette étape que se peaufinent en conditions réelles les derniers réglages son et lumière (voire le jeu de scène).
Ici, dans cet espace-temps et ce lieu restreint, s’acquièrent les réflexes et automatismes qui permettront, sur la route, de mieux s’en libérer. On peut donc comprendre qu’un groupe puisse préserver cette intimité, afin de se présenter sous son meilleur jour : il y a en effet nécessité à se recentrer, expurger les derniers débats. En seulement trois jours (intenses), les compromis feront ensuite office de tables de lois… Mais ce serait mal connaître No One. Si le dialogue a toujours été franc avec le dernier des Mohicans du rock contestataire des années 90, c’est bien parce que la parole est assumée et qu’il n’y a rien à cacher.
Alors direction La Belle Électrique (Grenoble), un des plus beaux clubs de France. Sur place, la neige ralentit nos rythmes. Il est 11h et les corps se concentrent sur les tâches élémentaires. Il faudra attendre l’arrivée dans le hall d'entrée pour que les sens refonctionnent, comme une machine qui redémarre et remettrait à jour ses processus. D’abord les oreilles : à travers l’épaisse porte de la salle de concert, on y devine leur tube “La Peau”, dont le volume sonore impressionne. De quoi nous happer irrésistiblement vers l’intérieur de cette cathédrale sonore plongée dans l’obscurité. Cette voix, c’est le premier élément qui fait sens. Un timbre resté en place, caractéristique. Sorte de vecteur nasillard qui frôle la rupture et raclé jusqu’à l’os.
Puis vient le visuel, une fois habitués à la pénombre : le crâne glabre de Kemar, les poings serrés, les yeux fermés et sa jambe qui trépigne à chaque montée. Quand ce n’est pas son doigt qui marque le rythme... La morphologie du chanteur est restée figée depuis 24 ans, plus nerf que muscle, facilitant la madeleine de Proust. Devant nous se joue le sursaut d’une époque où leur rap-metal hexagonal squattait les ondes – toutes les ondes – aux côtés de Lofofora, Oneyed Jack, Mass Hysteria ou Silmarils pour donner matière à écouter ou penser.
Pendant que les morceaux s’enchaînent, le chef de meute se met parfois sur la gauche, observant son armée alignée en devant de scène... Les techniciens simulent les chœurs ; on règle le volume des samples ; on teste les nouvelles introductions… (D’abord la batterie, puis la basse qui démarre au bout d’une mesure ? Le changement d’instrument est-il assez rapide ?) On assiste silencieux au travail du garagiste, le nez dans le moteur, réglant le doux bruit de sa mécanique.
Puis vient l’heure des décomptes : sans dialogue avec le public, le set dure 54 min. Faut-il être plus interventionniste et didactique afin de marteler le message ? Provoquer l’interaction, au risque de casser la dynamique ou rester sec, dans l’énergie, pour maintenir le sentiment d’urgence des textes ? Pause... Le débat se poursuivra après manger.
À les réécouter, on avait (presque) oublié à quel point la musique de No One Is Innocent est à ce point chahutée par les breaks et les montées explosives [ndlr : le répertoire mis bout à bout, les évidences surnagent]... et presque sous-estimé que les thèmes politiques abordés (le Front National, la politique étrangère américaine, Charlie Hebdo, le djihad…) ou leurs anciennes collaborations (les groupes de rap EJM, Timide et sans complexe, l’écrivain Maurice G. Dantec avant sa droitisation…) les inscrivaient davantage dans le mouvement des protest songs américaines, que du côté de la pop-rock française... Des cas à part. Il faut dire que leur précédent titre “Silencio“ (et sa basse en intro) comportait déjà de taquines similitudes avec le son de Rage Against The Machine. Ça tombe bien : No One reprenait jusque-là sur scène leur “Killing in the name”, sans avoir à rougir. Pour la prochaine tournée, ce sera “Bullet in your head”…
Un choix non fortuit pour Kemar, sur la forme comme sur le fond : « J’ai vu RATM au moins 6 ou 7 fois. D’ailleurs, à Bercy en 2008, quand ils ont fait sauter leur limitateur [ndla : un appareil de mesure du son qui met en sourdine le concert si vous dépassez les seuils autorisés], j’y ai vu un acte de bravoure ! Ça, c’est du rock ! On s’en fout, on y va… Nous, ça nous est arrivé deux fois... Il faut trois minutes pour que les machines se relancent… Trois minutes hystériques avec la foule aux aguets… Et quand le son revient ? C’est piiire ! »
Alors, bien sûr, les Californiens ont beaucoup compté pour Kemar… Tout comme The Stooges d’Iggy Pop et tant d’autres aux esprits de souffre : « Ça change ta façon de voir le monde ! T’essaies de comprendre ce qui les a amenés à penser, écrire, chanter et jouer comme ça. À réfléchir comment toi-même tu t’impliqueras dans ces combats. »
Le guitariste Shanka – plus jeune – exclue d’emblée le « débat entre vieux cons », car « avoir une conscience n’a pas d’âge... D’ailleurs, nous vieillissons très bien. (rires) Il n’y a pas de toxicos ou d’alcoolos dans l’équipe… Nous faisons la fête, bien sûr, et pratiquons quelques interdits, OK, mais sans systématisme… » Qu’est-ce que changent les années supplémentaires, alors ? « Nous faisons de moins en moins de compromis », sourit-il.
Kemar complète : « On a surtout pris conscience que le groupe était très animal ! Des fois, l’un d’entre nous dit “Ce soir, j’y vais relax”... À chaaaque fois, au bout des premières notes, t’oublies les promesses balancées 5 minutes avant de monter sur scène... Le corps se sépare de l’esprit, c’est dingue ! Ça tape directement dans les tripes avec l’impression que ce sera notre dernier concert... Même lorsque l’on crée en répétition, je dis aux gars “Faites-moi bouger !” »
En parlant de mouvement des corps, n’allez pas charrier le physique taillé au couteau de Kemar. Il vous rétorquerait du tac-au-tac en vannant votre future quarantaine bedonnante. Comme un boxeur travaillant continuellement son jeu de jambe, prêt à piquer. [ndla : d’où l’hommage à Mohammed Ali dans l’album ?] À croire que la colère est un moteur… D’ailleurs, n’est-ce pas Rage Against The Machine qui scandait « Anger is a gift » (« La colère est un cadeau ») dans son brûlot “Freedom” ?
Le chanteur s’explique : « Je suis juif et arménien. Bam ! Double génocide... que l’on m’a donc beaucoup raconté et, je le crois, avec une grande justesse… Bref, l’injustice me parle ! Ça ne m’empêche pas d’être lassé par cette diaspora qui tente de faire reconnaître le génocide arménien sans jamais n’y avoir été... Sur place, les gens s’en cognent ! Ils veulent surtout manger… » Il marque une pause. Avant de reprendre : « Hum… Bon. Il y a le souci des Azéris, hein [ndlr : des musulmans chiites vivant principalement dans le nord-ouest de l’Iran et s’étant opposés à l’Arménie]. Ça, c’est contemporain ! Mais que Macron abonde dans le sens des Turcs ou non n’est pas ce qui m’intéresse le plus. En 94, si nous avions évoqué le génocide arménien dans la chanson “Another Land”, c’est surtout parce que personne n’en parlait. Aujourd’hui, tout le monde sait… »
Shanka : « C’est toute la difficulté d’écrire sur ces thèmes… Mais l’intemporalité d’un morceau – le Saint Graal de tout artiste – ce n’est pas seulement le texte ! C’est aussi la musique... Si Johnny Clegg a moins fonctionné après l’Apartheid qu’il dénonçait dans ses chansons, c’est aussi parce que son style n’a peut-être pas su se renouveler. Or, je n’ai pas l’impression que ce soit notre cas… »
Kemar : « Et puis, nous ne sommes pas le supermarché de la colère, ni en n’avons le monopole ! Mais parfois, et même dans ma vie perso, je m’interroge effectivement sur les raisons de la colère ! Mais je n’ai en tout cas pas l’impression d’être plus vénère qu’un mec qui défend son emploi, hein. »
Shanka : « Je crois que c’est une question de caractère avant tout. Du choix d’être spectateur ou acteur. »
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