Publié par Rolling Stone magazine

Emmanuel Tellier : l'ascension du mont Everett

Qu’est-ce qui a poussé Emmanuel Tellier à enquêter pendant 4 ans sur Everett Ruess ? La disparition du poète de 20 ans, en 1934 et en plein territoire navajo, reste en effet une énigme… Une envie de “pourquoi“ qui inspira au grand reporter un documentaire, un double-album et une plateforme multimédia.


Bien sûr qu’Emmanuel Tellier n’est pas le premier à s’intéresser au mythe d’Everett Ruess, que l’on comparait à un jeune Jack London ou Arthur Rimbaud... Robert Redford lui-même avait commandé un scénario, avant finalement d’abandonner. Quant à Jon Krakauer, il le cite dans son livre Into The Wild [adapté au cinéma par Sean Penn], où le héros partage avec Ruess une même érudition et un goût pour la nature radicale. « Il n’y a pourtant que 5% de l’Utah qui connaisse l’histoire de ce poète… Mais tous se souviennent du soir où, l’apprenant au coin du feu, ils se sont perdus en suppositions… » Le grand reporter est bien placé pour en parler, lui qui y consacra ces 4 dernières années via son documentaire La Disparition d’Everett Ruess – Voyage dans l’Amérique des ombres

Un choix qui en dit long sur son auteur ? En l’occurrence, ce n’est pas au jeu des ressemblances, mais plutôt en miroir que l’obsession pour Ruess s’est imprimé. Emmanuel Tellier est un urbain sociable, multipliant les participations dans des groupes de musique (Chelsea, Melville, La Guardia, 49 Swimming Pools) en parallèle de ses activités aux Inrocks et – depuis – à Télérama. « Je suis un type prudent qui refuse d’être seul… », avoue-t-il. Everett, lui, ne cherchait pas à comprendre ses contemporains. En pleine Grande Dépression, il fuit les villes et préfère la compagnie du désert ou ses rencontres avec les Navajos [dont il a appris la langue] et les Hopis... Ce caractère hardi, dont Tellier « se sen[t] incapable », le grand reporter l’envie.

Pourtant, Tellier en a rencontré des personnages : les Morrissey (The Smiths), Tom Yorke (Radiohead), Kurt Cobain (Nirvana), Liam Gallagher (Oasis), Frank Black (Pixies) et autres Iggy Pop (The Stooges) ou Björk… Peu l’ont pourtant autant impressionné qu’Everett Ruess : « C’était un vagabond lettré, libre et en quête de beauté ». Pas étonnant qu’une intimité s’est créée : les pensées du poète ont été méthodiquement consignées par ses soins dans une centaine de correspondances et de nombreux carnets [seul celui de 1934 manque à l’inventaire]. Tout au plus, soulignons-nous un optimisme commun, assumé par Tellier : « J’ai eu envie de faire ce métier en lisant Tintin », dont l’album en Amérique est publié 2 ans avant cette disparition... « Je sais que le bilan des États-Unis n’est pas bon ! La construction du pays s’est basée sur une promesse réalisée au détriment d’autres… Mais plutôt que cette trahison, je préfère me focaliser sur ce type d’aventure humaine... »

Et même si Emmanuel a étudié la littérature US à la fac, sa conversion outre-Atlantique fut lente, remplaçant progressivement ses Smiths et New Order UK par un Neil Young et autre Ella Fitzgerald. Puis vint, au hasard de l’actualité, la réalisation de reportages connexes : du pipeline traversant la réserve Sioux de Standing Rock (Dakota), en passant par Debra Haaland (1re native people élue au Congrès américain) ou l’interview d’un Johnny Cash... Des hors-pistes convergeant à l’ascension du mont Everett, dont il découvrit l’histoire en 2013 chez un ami de Salt Lake City. En pleine métropole mormone et aux comportements encadrés, la comète Ruess lui apparait comme une évidence : un rappel de la nécessité d’être à contre-courant et un récit qui mérite « plus qu’un écrit. L’image est primordiale : c’est un sujet qui se lit dans les yeux de ses narrateurs ». Voire même s’écoute dans leur souffle, le documentaire accordant une importance aux points de suspension.
En respectant la lenteur des interventions, due à la chaleur sèche locale, on en oublierait que la nature reste hostile. Les couleurs vives, l’horizon crètelé par des panthéons de pierre, les températures jouant les rodéos avec les nerfs… Le cinéma – de La Chevauchée fantastique (John Ford) jusqu’au film 127 heures (Danny Boyle) – ne s’y est pas trompé : Monument Valley est propice aux tragédies... Et la décennie évoquée n’en était pas moins trouble : « Il y avait parfois jusqu’à 8 crevaisons par jour. On vivait quasi dans le noir et pouvait se faire tuer juste parce que l’on était Blanc », rappelle Emmanuel Tellier. « Retracer le parcours de Ruess, c’est visiter aussi l’arrière-cour de l’Histoire... » Celle des perdants du rêve américain que la photographe Dorothea Lange s’employa à illustrer pour informer de l’ampleur de la crise post-krach boursier que le pays traversait… « Ruess a débarqué chez elle un soir… Au culot ! Et ils sont devenus amis. Incroyable, non ? J’en aurai été incapable… », admire le grand reporter.

Pas étonnant que, face à l’actualité (sécheresse, chômage, immigration européenne fuyant les régimes nazi ou fascistes…), le poète préfère la nature qu’il jugeait sans doute moins “sauvage“… Dès 1931, il enchaine les excursions en Arizona et au Nouveau-Mexique, participe à des fouilles et des cérémonies amérindiennes… Chez Tellier, qui souhaite « écrire pour voyager », ce rapport à la nature s’est aussi amplifié en vieillissant. Sans avoir franchi le pas de Ruess, il partage son activité entre Paris et la campagne bourguignonne.  « Ce que j’admire, c’est que’Everett souhaitait se confronter à plus grand que lui… Se mettre en danger et s’isoler, c’était à la fois pour mieux se connaître, mais aussi ne pas laisser la vie citadine et le progrès se suppléer à la sienne… »
Cette notion de technologie balayant le passé s’inscrit en filigrane de ce road-movie. On découvre que des barrages hydrauliques ont, depuis, noyés des vallées appartenant aux Amérindiens… Des sites entiers contenant des témoignages inestimables (peintures rupestres, sépultures…) balayés dans l’indifférence fédérale. De quoi expliquer pourquoi des randonneurs et des militants écologistes, aussi, se saisissent des écrits de Ruess pour revendiquer les paysages d’alors.

Mais rapidement un troisième récit s’étire : celui des parents. En s’enfonçant seul dans le désert du Sud de l’Utah, Ruess leur a annoncé être injoignable pendant deux mois… Une autre survie s’amorce alors : celle de résister aux courriers indésirables. Si “veuf“ ou “orphelin“ confèrent un statut dans la société, comment assumer cette perte, quand même la sémantique ne prévoit aucun mot pour décrire celle de son enfant ? Difficile d’en juger les réactions : pragmatique pour le père, se contentant de relances postales ; viscérale pour la mère, allant jusqu’à poursuivre les recherches sur place, persuadée que son fils a épousé la cause navajo.
Et c’est sans doute parce qu’Emmanuel a souffert d’un père « démissionnaire » et a « un fils du même âge qu’Everett », que ces filiations eurent toute son attention... Le reporter avait d’ailleurs commencé à traiter l’histoire en 2017 – du point de vue des parents – à travers un théâtre-concert au CentQuatre de Paris. « J’aurai eu la même réaction que la mère. Mais ce qui est surtout troublant chez Stella Knight Ruess, c’est qu’elle sait que cette disparition passera à la postérité. La preuve : elle réécrit certaines lettres de son fils, en supprimant les gros mots… Au décès de son mari, elle ira même jusqu’à brûler les carnets du père », précise-t-il, fasciné par ces non-dits... Est-ce parce que le père s’est plus rapidement résigné ? Les nombreuses archives [chaque membre de la famille tenait un journal] offrent un jeu de pistes étourdissant. Assez pour justifier la création d’une plateforme multimédia en complément.

Le tout est accompagné d’une bande originale qui, elle aussi, prend des chemins de traverse. « La télévision a dénaturé le principe du documentaire... De la même façon que j’ai voulue rejeter ces standards [l’emploi du “tu“, par exemple, s’adressant directement au disparu], je ne voulais pas tomber dans la facilité avec une musique d’époque. Il fallait que ce soit un disque qui s’écoute en voiture... », ajoute-t-il, fier d’inscrire le sien aux côtés de ses compagnons de route : Robert Wyatt, Talk Talk, The Blue Nile… Mais pourquoi un piano, quand ces paysages induisaient l’emploi d’une guitare ? « L’émotion sonne différemment sur un Steinway de 1877, non ? » On le croit sur parole(s).

Cet Everett, qu’est-il devenu ? « Ses deux ânes sont retrouvés 4 mois plus tard près du côté nord de Davis Gulch, un canyon de la rivière Escalante. » Chute depuis une falaise ? Noyade ? Assassinat ? La flamboyance du personnage autorise tous les écarts dont le documentaire, où le cheminement est plus important que son dénouement, tente d’éluder les impasses... La solitude du poète, par exemple, n’aurait pas résisté au caractère communautaire de la vie navajo. Sont interrogés un libraire, un chercheur en culture amérindienne, un guide et militant écologiste, une archiviste et même une experte en survie ! Tous ont les mêmes yeux pétillants que Tellier lorsqu’ils évoquent ce patrimoine oral, transmis en héritage familial. « Faut-il vraiment trouver une réponse ? Je ne pense pas... Que nous resterait-il à raconter ? », glisse malicieusement Emmanuel qui n’en revient toujours pas que le mythe perdure.
Le jeune poète n’a en effet écrit aucun livre au cours de sa vie. Ne reste qu’un témoignage fugace, amplifié par sa dimension romantique : l’injustice des destins brisés dans leur élan autant que notre appétit pour l’inexpliqué… Fin du générique ? Non. En 2009, on a enfin annoncé la découverte du squelette d’Everett Ruess. 75 ans plus tard… Avant que les tests ADN confirment qu’il ne s’agissait finalement d’un Amérindien. Il n’empêche que la veille de sa dernière apparition, Ruess rencontra deux enfants à Escalante, qu’il emmena au cinéma. Le lendemain, il s’enfonçait à l’aube dans le désert... Ce cinéma, aussi photographié par Dorothea Lange et fermé depuis 30 ans, va rouvrir pour projeter le documentaire sur cette disparition… Quelle meilleure conclusion ?